Enjeux sociétaux Engagement

S'exprimer et s'engager par la création artistique

Tribune Fonda N°239 - Les dynamiques de l'engagement - Septembre 2018
Ida Tesla
Ida Tesla
L’association Pih-Poh agit pour faire bouger les lignes et inverser les tendances, afin qu’arts et cultures puissent abattre les frontières.
S'exprimer et s'engager par la création artistique
Charlotte Gosselin et Philippe Fauconnier dans "Sur la Corde raide" Espace Malraux, janvier 2017 © In vivo video

Pih-Poh est une association dont le cœur est la création artistique, née à Roubaix en 2000 avant de se développer à Tours. Elle adhère aux valeurs du hip-hop et s'engage prioritairement dans les quartiers populaires. Notre pari : le mélange des disciplines artistiques permet la rencontre entre milieux sociaux.

Faisant de la formule de E. M. Forster, "Only connect!", notre devise, nous proposons des « expériences artistiques sur terres fertiles », c’est-à-dire vivre ensemble des aventures et révéler aux personnes rencontrées l'étendue de leurs possibles.

Depuis 2007, nous proposons ainsi des chantiers participatifs de création artistique dans des lieux de vie quotidienne dans les quartiers populaires de Tours et, depuis 2016, nous travaillons avec la coopérative Artefacts.

Ida Tesla, fondatrice et metteure en scène de l'association Pih-Poh.


Une écoute attentive et personnalisée des besoins


Le choix pour des artistes de travailler au cœur de la société auprès de personnes qui, en majorité, ne sont même pas des « amateurs » car ils n'ont pas de pratiques artistiques régulières, pourrait paraître « volontariste », mais il n'en est rien. Il est né de l'expérience de terrain. La plupart de ces non-amateurs nous confient des envies, des rêves, des souvenirs, tels que : « J'ai dessiné enfant mais j'ai arrêté depuis longtemps…», « Oh, le théâtre, j'y ai vu  des copains une fois… », « Ne me photographiez pas, je ne suis pas belle… »

Très vite, on sent qu'il suffit d'une étincelle pour oser s'y mettre ou s'y remettre. L'enjeu est souvent de taille. Il est de différente nature selon les personnes : s'exprimer dans son lieu de vie et devant les gens avec lesquels on vit, reconquérir l'estime de soi, sortir de l'isolement, retrouver le plaisir des mots, faire connaissance avec ses voisins, développer son imaginaire, se distraire, contribuer à d'autres possibles... et cette liste ne peut pas être exhaustive : laissons à chacun ses secrets !

Plus que jamais, il nous paraît urgent de nourrir toutes ces envies qui s’expriment. Nos sociétés connectées et interdépendantes laissent beaucoup de citoyens désemparés et de communautés désunies. En reliant les histoires anciennes à celles d'aujourd'hui, en transformant des lieux de passage en lieu de partage, en investissant le réel de nos imaginaires, nous suscitons l'élaboration d'un récit fragmentaire, tiraillé, inachevé mais commun. Autour de lui, les points de vue peuvent s'exprimer, les sensibilités peuvent se rejoindre et les solidarités se tisser.

Nous arrivons donc « les mains vides, les mains pleines » : jamais avec un projet tout fait, ni avec aucune envie dans la tête. Quand nous nous engageons dans un territoire et auprès de ses habitants ou usagers, c'est que personnes et lieu nous inspirent. Notre travail consiste à mettre en œuvre les conditions d'un cheminement commun, puis nous suivons les idées de chacun. Chaque projet est donc à la fois le fruit de nos propositions et absolument différent de tout ce qui nous aurions pu prévoir.

Nous commençons par une écoute du territoire : faire connaissance avec les institutions, les acteurs de terrain et les groupes constitués de manière organisée et, parallèlement, aller à la rencontre des habitants au hasard. Toute personne compte à nos yeux, un enfant de quatre ans autant qu'un adulte, une personne handicapée autant qu'une personne valide. S'ils sont intéressés, nous les aiderons à trouver une place « sur mesure » dans le projet commun.

Notre action globale est aussi déclinée en plusieurs projets plus petits comme des poupées russes afin de permettre à chacun de participer une fois un quart d'heure ou plusieurs heures par mois pendant six mois, selon leurs envies et leurs possibilités. Cela permet aussi d'adapter notre travail à chaque contexte (rue, collège, galerie d'art, marché...) tout en déroulant un fil directeur fédérateur et porteur de sens. La proposition de plusieurs disciplines permet à des gens aux sensibilités différentes de collaborer. Certaines personnes auront envie de coudre, d'autres  de prendre des photos, d'autres encore de créer un jardin.


Des envies aux concrétisations


Nos propositions contribuent à réinterroger le partage des espaces publics ou semi-publics (halls, balcons) et leur conception par « un état des lieux du paysage quotidien» collectif. Elles offrent la possibilité d'un regard nouveau sur des choses trop vues. Par le décalage, l'imprévu, l'apport de matériaux poétiques, le détournement, elles tentent de rendre aux habitants « la fraîcheur du jour » sur leur lieu de vie. Ensemble, nous transformons ainsi des halls d'immeuble en jardin ou en salle de cinéma, un espace vert en terrain d'aventures, un pont en bateau, une galerie d'art en tiers-lieu...

La transformation des lieux par l'usage mène à l'arrêt dans le trajet habituel, à la discussion, à la rencontre et enfin à  la coopération. Des personnes d'âges et d'intérêts différents trouvent un espace commun pour partager un moment et une pratique. Certains portent le projet, d'autres approuvent et donnent un coup de main ponctuel, certains descendent un gâteau, des bonbons ou débarquent avec un tonitruant : « Qu'est-ce que c'est que ça ? » Commence alors une discussion pour s'exprimer sur ce qui ne va pas...

En effet, la présence de gens inconnus et l'usage original d'espaces ordinairement réduits à leur pure fonctionnalité suscitent aussi de la méfiance et provoquent parfois le déferlement d'une colère jusqu'ici contenue. Nous sommes alors les réceptacles d'un débordement contre tout et n'importe quoi. La discussion s'anime. Chacun prend position. Mais les problèmes enfouis surgissent dans un espace partagé où le débat est ouvert.

Parfois, un grand souffle d'air frais passe, parfois chacun reste campé sur ses positions... ou bien encore s'offre le luxe d’en bouger. C'est un de nos moments préférés. Nous le nommons « la porte ouverte à toutes les fenêtres ». La liberté et le bouleversement des habitudes font parfois peur. Alors, l'action réduit sa vitesse, la voilure, pour mieux se déployer, autrement et parfois ailleurs, quelques mètres plus loin où l'envie est plus forte que l'angoisse. Les choses que nous pensions impossibles sont désormais sous nos yeux, nous les avons réalisées ensemble. À partir d'elles, il est possible d'espérer aller plus loin.

Enfin, pour faire circuler et vivre les créations, nous avons imaginé réunir des « ressources sensibles pour dynamiques collectives ». Les vidéos, les textes, les photos, les dessins, la collection de vêtements et les méthodes de travail employées constituent à nos yeux des « communs ». Ils sont donc à la disposition de tous pour en faire l’usage qu’ils en souhaitent et nourrir d'autres dynamiques dans d'autres territoires.
 

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