Enjeux sociétaux

« Quand on n'a plus confiance en la société, en l'avenir, il reste la radicalité. »

Tribune Fonda N°260 - Engagement radical, engagement total ? - Décembre 2023
Hasna Hussein
Hasna Hussein
Et Hannah Olivetti
Étudiant la radicalité djihadiste depuis huit ans, la sociologue Hasna Hussein publie le carnet de recherche contre-discours radical. Dans cet entretien, elle revient sur les spécificités de la radicalité politico-religieuse djihadiste, ses évolutions récentes, mais aussi les similitudes qu’elle partage avec les radicalités politiques, de l’extrême droite à l’extrême gauche.
« Quand on n'a plus confiance en la société, en l'avenir, il reste la radicalité. »
Graffiti en hommage à Georges Wolinski Wolinski, l’un des dessinateur de presse décédé dans l’attentat contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015 © Jeanne Menjoulet

Pourquoi avez-vous choisi d’étudier la radicalisation des individus ? 

Hasna Hussein : Bien qu’en tant que chercheuse je sois tenue de respecter un certain niveau d’objectivité, le choix du sujet émane toujours d’une envie, d’une subjectivité, je dirais même d’un engagement. 

En 2009, j’ai commencé une thèse sur les journalistes, animatrices de télévision et reporters de guerre dans les sociétés à majorité arabe et musulmane1 . Mon travail d’analyse de production médiatique portait sur comment cette visibilité féminine pouvait mener à une transformation de l’imaginaire et des rôles du genre dans ces sociétés.

J’ai alors fait beaucoup d’analyses de productions médiatiques. J’ai commencé à me positionner à l’intersection de deux disciplines : les sciences de l’information et de la communication et la sociologie des médias. 

En touchant à la question du journalisme télévisuel dans différents pays de la région dite Monde arabe, j’ai travaillé entre autres sur le contexte irakien et notamment la genèse des groupes djihadistes, d’abord Al-Qaïda puis l’État islamique, aussi appelé Daesh. Nous étions en 2015 et la violence extrême des attentats que la France a vécu m’a interpellée.

Vous changez alors de sujet d’étude pour vous concentrer sur le radicalisme politico-religieux, et plus précisément djihadiste…

 En tant que chercheuse de culture musulmane, j’étais particulièrement interloquée par deux aspects. 

Tout d’abord, qu’est-ce qui peut mener des individus à adhérer à un discours radical extrêmement violent ? Si l’on se concentre sur les kamikazes qui avaient des ceintures d’explosifs, comment peut on tuer et mourir pour une récompense abstraite, le fameux « je m’engage ici pour une récompense dans l’au-delà » ? 

 Qu’est-ce qui peut mener des individus à adhérer à un discours radical extrêmement violent ?

Je voulais comprendre ce discours qui mobilise un corpus religieux islamique pour convaincre d’agir ici et maintenant, pour être récompensé ailleurs et à un moment indéfini. Le second aspect qui m’a interpellé dans les attentats de Toulouse et Montauban2  comme celui contre Charlie Hebdo3 , c’est l’ensemble de réactions a posteriori du registre « ils l’avaient quand même un peu cherché ». 

Comprendre cette forme de sympathie qui existe vis-à-vis d’un acte d’une idéologie extrêmement violente a depuis été un fil conducteur pour ma recherche. Je dirais même qu’aujourd’hui j’étudie moins les terroristes eux-mêmes que la façon dont cette radicalité peut créer des formes de sympathie et de soutien4 .

Comment pouvez-vous étudier de tels mécanismes ?

 J’ai commencé il y a huit ans par analyser la propagande en ligne, toutes sortes de productions médiatiques qui sont conçues, confectionnées, diffusées par des djihadistes. 

Derrière ceux qui produisent cette propagande, il y a les centaines de milliers de personnes qui vont leur apporter un certain crédit en regardant ces productions. Sans s’inscrire directement dans l’idéologie djihadiste, ils lui offrent une visibilité extraordinaire. 

Ces sympathisants n’accepteraient pas d’être sur l’opérationnel, par exemple des projets d’attentat ou de départ vers des zones de combat, mais ils soutiennent la diffusion de l’idéologie djihadiste sous des formes directes ou indirectes. Peut-être se croient-ils passifs parce qu’ils ne créent pas eux-mêmes de contenus djihadistes, mais ils sont de fait actifs. Ils commentent, ils partagent… Ce sont des relais de la propagande. 

Quel est le profil sociodémographique de ces sympathisants et plus généralement des radicalisés djihadistes ?

 Déjà, la radicalité politico-religieuse est un phénomène générationnel comme le dit Olivier Roy5 . Elle concerne majoritairement des jeunes, avec une moyenne d’âge entre 25 et 28 ans, bien que les théoriciens de cette idéologie soient généralement plus âgés. 

De fait, toute la société est représentée. Néanmoins, la majorité des sympathisants vient de milieux défavorisés, avec de multiples vulnérabilités. Il n’y a pas un profil type, mais les jeunes les plus susceptibles d’être attirés par ce genre de radicalité sont des jeunes issus de classes défavorisées, vivant dans différents degrés de pauvreté et traversant des crises familiales.

 La radicalité politico-religieuse est un phénomène générationnel.

 La radicalisation djihadiste est indépendante du métier exercé : qu’on soit infirmier, ingénieur, ou sans-emploi, on va trouver dans cet engagement une échappatoire. La personne y accomplit parfois ce qu’elle n’avait pas réussi à accomplir à travers d’autres formes d’engagement. 

Prenons le profil de Mohamed Merah, l’assaillant des attentats à Toulouse et Montauban. Comme lui, de nombreux djihadistes ont échoué à rentrer dans l’armée et se sont orientées dans un second temps vers la radicalité politico-religieuse. 

Comment passe-t-on de l’armée française à terroriste ? 

Il s’agit de personnes qui sont à la recherche d’un cadre et qui choisissent celui qui semble répondre le plus à leurs besoins. 

Je pense à un jeune, qui a été interpellé pour propagande terroriste. Il était mineur, maîtrisait plusieurs langues, qu’il mettait à profit de la propagande djihadiste en la traduisant. Cet engagement, à la fois intellectuel et opérationnel, était valorisé par les personnes qui l’avaient recruté, ils le faisaient se sentir comme un « grand ».

 On observe donc un besoin de reconnaissance de l’engagement chez les djihadistes et leurs soutiens ? 

Tout à fait ! 

Quelles formes peuvent prendre les marques de sympathie à l’égard de la radicalité djihadiste ? 

Dans le registre direct, prenons l’exemple d’une lycéenne qui va relayer des images de décapitation de Samuel Paty6 en la justifiant par un parallèle avec des femmes voilées qu’elle considère comme persécutées en France.

Un camarade de classe qui va se contenter de liker ce message sera dans une forme indirecte de sympathie. Attention, cet engagement indirect n’indique pas que ce jeune soit dans un engagement idéologique, bien que de fait il diffuse l’idéologie djihadiste. 

notre ère numérique actuelle, chacun est incité à se positionner sur les réseaux sociaux. Partager ces contenus, c’est choisir un clan et s’en revendiquer. 

Le comportement des sympathisants trouverait donc ses racines dans un besoin d’appartenance ? 

Le sentiment d’appartenance s’applique plutôt à des gens qui s’engagent totalement dans le djihadisme, avec des actions violentes ou de la production de propagande. Pour celles et ceux qui ne font « que » relayer, je ne parlerai pas d’appartenance, mais plutôt de proximité avec un clan plutôt qu’un autre. La frontière est bien sûr poreuse entre proximité et appartenance. 

Il y a aussi une forme d’instrumentalisation de la notion d’engagement. C’est quelque chose qui manque dans notre société : se sentir engagé. Des personnes partagent des idées qui les touchent, parce qu’elles se sentent alors plus utiles pour la société. Une spécificité de cet engagement indirect est qu’une personne peut le matin partager un contenu pro Daesh et l’après-midi se positionner pour les droits des LGBT+7

N’y a-t-il pas une incohérence d’un point de vue idéologique ? 

Non, l’individu « sélectionne » ce qui le concerne dans chaque cas. On peut imaginer un individu homosexuel très attaché à sa culture musulmane. Il va reprocher à sa communauté de ne pas accepter son orientation sexuelle, mais aussi au reste de la société de ne pas être suffisamment tolérant vis-à-vis de sa communauté. 

Les radicalisés ont des contradictions comme tout être humain. 

Il est de fait de plus en plus difficile de labelliser un jeune radicalisé comme étant d’extrême droite, d’extrême gauche, appartenant à des groupes négationnistes, néonazis ou djihadistes. Je parle alors de « zapping de la radicalité ». Chacun peut être hyper sélectif et choisir du contenu qui nourrit son besoin de radicalité sur plusieurs sujets précis, sans avoir un engagement entier envers l’une ou l’autre de ces idéologies radicales. 

Les profils de jeunes sympathisants ou engagés sont ainsi de plus en plus complexes. Anders Breivik, le terroriste norvégien d’extrême droite, avait par exemple surfé sur différentes formes de radicalité comme le montre le manuscrit de plus de 1 500 pages qu’il avait mis en ligne pour justifier ses actes8

Observez-vous des évolutions en matière de radicalisation ? 

Nous vivons aujourd’hui le retour de la radicalité politique, alors qu’il y a juste quelques années, entre 2012 et 2018, la radicalité religieuse ou politico-religieuse prédominait. En 2019, la France figurait en tête des pays européens les plus touchés par la radicalité djihadiste9

Aujourd’hui, ce sont plutôt l’extrême droite, mais aussi l’extrême gauche qui inquiètent10 . Pour le moment, et quantitativement parlant, l’extrême droite est plus présente. La radicalité d’extrême gauche bénéficie par contre d’une visibilité croissante. 

Observez-vous des points communs entre ces radicalités politiques et la radicalité djihadiste ? 

Ma spécialité est la radicalisation religieuse djihadiste, je connais donc moins les radicalités politiques. Ce qui ressort néanmoins de mon travail de terrain, ce sont des similitudes en matière de comportements, comme la propagande en ligne et sa propagation sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, l’extrême droite négationniste se retrouve sur Fortnite pour recruter, alors que Daesh utilise TikTok ou Telegram. 

La seconde similitude se situe au niveau de l’âge des cibles, qu’il s’agisse de l’extrême droite, extrême gauche, Daesh, ou n’importe quel autre groupe religieux. Un public de plus en plus jeune, d’enfants11 , est ciblé sur les réseaux sociaux, dans une guerre communicationnelle12

Pourquoi ? Parce que les objectifs de ces groupes ont changé. Il ne s’agit plus de recruter uniquement des jeunes qui soient capables de s’engager opérationnellement, mais également des sympathisants qui donneront de la visibilité à l’idéologie en ligne. 

Allons-nous vers une forme de radicalité dans la société ? 

Nous ne pouvons comprendre la radicalisation de la société sans interroger deux niveaux. Le premier niveau, qui est incontournable, est macrosocial. Nous vivons une polycrise : écologique, culturelle, idéologique, religieuse, économique, sociale, etc. 

Par conséquent, de nombreux concitoyens perdent confiance en l’État, en ses institutions, en la société. Ils vont alors chercher des solutions ou des projets alternatifs, développant un terreau fertile pour différentes formes de radicalité13

Et enfin il y a le niveau individuel. Les attentes des individus ont évolué du fait du climat anxiogène actuel. En plus de la pandémie que nous traversons toujours, nous sommes informés en continu du niveau des ressources de notre planète : « nous allons manquer d’eau, d’énergie, de nourriture, etc. » Ces discours anxiogènes font naître une logique de survie chez des individus apeurés. Il s’agit d’un autre terreau fertile pour les idées radicales. La volonté de se retirer, en se méfiant des autres et en les rejetant, nous éloigne de la possibilité de vivre ensemble. Quand on n’a plus confiance en la société, en l’avenir, il reste la radicalité.

  • 1Hasna Hussein, Télévision et transformation des imaginaires et des rôles de genre dans les sociétés arabes : programmation et réception des chaînes satellitaires au Liban, en Égypte, en Tunisie, au Qatar et aux Émirats arabes unis, thèse de doctorat en sociologie, Université Bordeaux 2, 2013.
  • 2En mars 2012, le terroriste islamiste Mohamed Merah a commis une série d’attentats à Toulouse et Montauban, tuant sept personnes, dont trois militaires et trois élèves d’une école juive.
  • 3Le 7 janvier 2015, Chérif et Saïd Kouachi pénètrent dans les locaux du journal satirique Charlie Hebdo et assassinent douze personnes, dont huit membres de la rédaction. C’est le premier et le plus meurtrier des trois attentats de janvier 2015 en France.
  • 4Lire notamment Séraphin Alava, Najjar Noha et Hasna Hussein, « Étude des processus de radicalisation au sein des réseaux sociaux : place des arguments complotistes et des discours de rupture », Quaderni n°3, 2017, pp. 29-40, [en ligne].
  • 5Olivier Roy, « Le djihadisme est une révolte générationnelle et nihiliste », Le Monde, 23 janvier 2015, [en ligne].
  • 6Professeur d’histoire-géographie au collège du Bois d’Aulnes, Samuel Paty est assassiné par Abdoullakh Anzorov le 16 octobre 2020 pour avoir montré des caricatures du prophète Mahomet à ses élèves.
  • 7Le sigle Lesbiennes, gays, bisexuel·les et transgenres (LGBT+) désigne l’ensemble des personnes non strictement hétérosexuelles et cisgenres.
  • 8Anders Behring Breivik a perpétré et revendiqué les attentats d’Oslo et d’Utøya qui ont fait un total de 77 morts et 151 blessés le 22 juillet 2011.
  • 9Manon Chemel et Armelle Moulard (Centre d’analyse du terrorisme), Terrorisme dans l’Union européenne : Bilan 2019, 3 février 2020, [en ligne].
  • 10Antoine Albertini et Christophe Ayad, « Djihadisme, ultradroite et ultragauche : l’appel à la “vigilance” du patron de la DGSI », Le Monde, 9 juillet 2023, [en ligne].
  • 11Hasna Hussein, « Les « lionceaux du califat » : une analyse de la propagande djihadiste », Les Cahiers Dynamiques, n°2, 2017, pp. 42-47, [en ligne].
  • 12Hasna Hussein, « Comprendre la stratégie communicationnelle de Daech », Les Cahiers de l’Orient, n° 2, 2019, [en ligne].
  • 13Pour Daesh, lire à ce sujet Hasna Hussein, « La propagande de Daech », Esprit, n° 10, 2016, pp. 16-19, [en ligne].
Entretien