Kévin André répond aux questions de Bastien Engelbach, coordonnateur des programmes de la Fonda.
Comment est né le Printemps citoyen ?
Le premier constat que nous faisons, c’est que nous sommes face à un paradoxe : le numérique permet la multiplication de ce que le sociologue américain Mark Granovetter appelle les liens faibles en même temps que s’observe une tendance à la carence de « liens forts » et une montée de la solitude. Le printemps citoyen naît de cette conviction qu’il faut des temps forts pour permettre aux citoyens de se rencontrer, que ce soit par le biais d’interactions numériques ou dans la vie réelle.
Il y a une métamorphose profonde des sociabilités qui passe par une sorte de délitement du lien social, et un besoin de trouver de nouvelles formes de lien s’exprime. Le deuxième constat est que notre démocratie vit une transition profonde, liée notamment au numérique. Il y a un besoin de réinventer la manière dont on fait et dont on vit la démocratie, avec l’expression d’une envie de participation.
Enfin, le troisième constat est celui de la polarisation des offres autour des grands centres urbains et des métropoles. Or il est important, pour un enjeu de cohésion, de de faire en sorte que les offres se diffusent et existent partout, y compris donc dans les espaces péri-urbains et ruraux.
Le Printemps citoyen est né de ces constats, pour proposer un temps fort, sur le modèle de la Fête de la musique, un rendez-vous régulier durant lequel des citoyens se sentent autorisés et ont la possibilité de se rencontrer et de parler de démocratie. Les formes sont variées : discuter autour d’un café pour aborder un thème, réinventer la manière dont on pratique la démocratie locale, expérimenter de nouvelles formes de civic tech ou de conseils de quartier… Tout en veillant à ce que ces rencontres de démocratie participative se déroulent sur tous les territoires et pas seulement dans un lieu physique unique.
Qui sont les acteurs à l’origine de cette démarche ?
L’initiative revient à Kawaa, une entreprise de l’économie sociale et solidaire, membre de Démocratie ouverte, qui se revendique du mouvement des civic tech. Au delà de Kawaa, Démocratie ouverte, association qui regroupe un grand nombre d’acteurs de l’innovation démocratique, co-organise avec nous cette initiative. Et au-delà de Démocratie ouverte, une multiplicité d’acteurs sont impliqués, pour certains de l’éducation populaire, l’AFEV ou Unis-Cités notamment cette année, et d’autres partenaires, comme la Fonda.
Avec les collectivités locales, nous créons des partenariats territoriaux, centrés notamment sur l’accompagnement au développement d’événements participatifs locaux. Nous avons travaillé avec la ville de Paris sur l’organisation de la Nuit des Débats, mais aussi avec Bordeaux, Changé ou Mulhouse… Notre souhait est maintenant de travailler avec les départements et les intercommunalités.
En mobilisant une pluralité d’acteurs, ce qui importe est l’impact collectif, de créer des liens : non seulement entre des personnes, mais aussi entre les organisations, en passant au-delà des clivages traditionnels : privé / public, agent / élu, salarié / utilisateur…
Concrètement, comment se passe le Printemps citoyen ?
On propose, pendant quinze jours, à tout citoyen, d’organiser un événement, un atelier, une rencontre, un débat, sur son territoire, là où il travaille, là où il vit, autour d’un thème qui l’intéresse, qui le passionne, qui le préoccupe, pour que d’autres citoyens le rejoignent et participent à cet événement. Il ne s’agit pas forcément d’événements regroupant 300 personnes, avec des experts sur une estrade. L’idée est d’organiser une rencontre entre une vingtaine ou une trentaine de personnes, dans un lieu convivial ; de créer des événements horizontaux d’intelligence collective. Nous proposons aux citoyens et aux acteurs des méthodes d’animation et des kits pour que les rencontres se fassent facilement.
Concrètement, il y a trois phases : tout d’abord, l’identification des lieux partants pour accueillir ce genre de rencontres ; puis l’invitation des citoyens, associations et autres acteurs à organiser ou à référencer ces événements ; et enfin la proposition aux citoyens de participer à ces événements. Au final, ces événements constituent une carte et un agenda de plusieurs centaines de rencontres partout en France.
Cette année aura lieu la deuxième édition du Printemps citoyen. Quels sont les enseignements que vous avez pu tirer de la première édition, en termes de contenus et de types de débats ?
À l’image de ce que nous avions en tête, une grande majorité de petits événements ont eu lieu. Ils ont regroupé entre dix et vingt personnes, dans ce que nous appelons des « tiers lieux » de convivialité, des espaces de coworking, voire des librairies. Au niveau des thèmes, il est frappant de constater que les thèmes habituels du débat politique, clivants et structurants, tels que l’emploi, l’immigration, l’identité nationale… ont été les moins traités. À cela, deux interprétations possibles : soit ces thèmes intéressent moins les gens, soit ils ne s’autorisent pas à les aborder eux-mêmes.
Au fond, je crois que cette première édition s’est révélée un événement d’éducation populaire, un temps au cours duquel les citoyens s’autorisent à aborder des sujets qu’ils pouvaient croire réservés aux experts. J’espère que progressivement tous les thèmes pourront être abordés grâce au Printemps citoyen. Derrière cela, un enjeu éducatif se profile, sur notre capacité à aider à la structuration des débats, y compris sur des sujets reputés être réservés aux spécialistes.
J’en profite pour souligner que dans les programmes de l’école primaire, il y a une place pour le débat, à travers l’éducation morale et civique. Nous réfléchissons aux manières d’amener le débat dans les écoles et de toucher l’ensemble de la communauté éducative avec le Printemps citoyen. Il est primordial, pour la santé de notre démocratie, d’ouvrir des espaces pour permettre aux enfants de débattre des sujets tels que par exemple la laïcité ou le vivre-ensemble et d’accompagner les enseignants dans ces démarches.
Quels autres thèmes forts pourraient émerger du Printemps citoyen, outre les sujets clivants dont vous avez déjà parlé ?
Nous avons réalisé un arbre citoyen pour symboliser le Printemps citoyen et représenter les thèmes qui y ont été abordés. La citoyenneté et la culture, soit ce qui fait que nous sommes ensemble et non pas séparés, constituaient le tronc. Placer la citoyenneté et la culture à ce niveau est emblématique, et souligne qu’au centre des préoccupations, et avant de traiter des thèmes spécifiques, c’est le lien qui prime, et notre façon de trouver et constituer des espaces de reliance. Nous avons en commun d’être citoyens, et c’est notre culture commune qui fait de nous des citoyens.
Comment donner forme à la pluralité d’expressions qui émergent du Printemps citoyen ?
L’arbre est une façon de donner forme à cette pluralité, de parvenir à avoir une représentation graphique et visuelle de cette diversité, via une carte. L’arbre illustre bien cela, un peu comme le ferait un nuage de mots. Nous avons aussi réalisé un petit film. Cette approche multimédia est importante : il faut du film, de l’image, du mot, du tweet, du post, du texte, du verbatim, du chiffre. Le Printemps citoyen se définit aussi comme une sorte de patchwork qui fait sens et qui est cohérent.
Il nous faut trouver des mots, mais aussi des signes, pour exprimer cette diversité. Quelque chose va s’inventer à partir des signes émergents du Printemps citoyen, pour obtenir a minima une cartographie, à la fois géographique et sémantique. Une expression multimédia, à la fois textuelle et vidéo, est indispensable pour former une œuvre collective. Les débats du Printemps citoyen sont oraux, mais en conserver une trace écrite et visuelle est nécessaire pour avoir un maximum d’impact.
À côté de cette vitalité des débats, il existe une forte vitalité d’initiatives. Comment renforcer la visibilité de cette vivacité démocratique, et peut-on considérer que le renouveau démocratique, en plus de passer par des débats, doit aussi passer par les projets ?
L’enjeu, dans notre monde actuel, est que le pouvoir repose sur la centralisation et une structuration fortes. Ce n’est pas péjoratif, mais le pouvoir des marques, de l’entreprise, des plateformes… vient de leur modèle centralisé. Il existe par ailleurs beaucoup d’initiatives, locales et décentralisées, bénévoles ou publiques, dont l’enjeu est d’innover mais aussi, et surtout, de pouvoir s’agréger, pour faire contrepoids avec les structures plus centralisées. Ces deux polarités sont nécessaires. La question de la reliance, encore une fois, est fondamentale.
Ce qui compte au final lorsque l’on organise des débats, c’est de se rencontrer pour créer de nouveaux projets, et d’agir ensemble ! Mais il ne faut pas se tromper en formulant des promesses intenables. Il ne faut pas créer de frustration, dangereuse, en promettant des choses impossibles. Il ne s’agit pas de changer le monde, ou la démocratie, mais les relations que l’on tisse entre les initiatives. Quand on parle d’ « accélérateur d’innovations sociales » ou de « changement d’échelle », il ne s’agit pas de créer de nouvelles organisations, séparées les unes des autres, mais précisément de les relier. Faire ensemble est complexe et, plus que de « faire plus », c’est l’enjeu premier du Printemps citoyen.
Le Printemps citoyen relie le numérique et le présentiel, le physique. Quels sont les outils qui permettent de construire ce faire ensemble ?
Avec Démocratie ouverte, nous travaillons à populariser ce qui existe dans le numérique, pour travailler autrement la démocratie. Les civic tech se développent, certaines sont connues, mais pas assez. Un des objectifs du Printemps citoyen que de populariser les potentialités existantes de ces outils.
Ces outils peuvent être le chatbot de Voxe, qui permet aux jeunes plus à l’aise avec Messenger qu’avec un journal de lire des informations autrement ; le Drenche qui fait des débats en ligne en exposant les différents points de vue existant sur un même sujet ; ou des plateformes comme Cap Collectif, qui permettent à des citoyens de donner leur avis sur des consultations.
L’enjeu est de populariser ces outils, et de sortir du problème récurrent de la démocratie participative qui est que ce sont toujours les mêmes qui participent.
Comment peut-on assurer des passerelles entre les citoyens et les élus nationaux et locaux ?
Nous souhaitons vraiment que durant le Printemps citoyen il y ait des échanges avec les élus et avec les dépositaires de la démocratie représentative. Lorsque l’on parle de démocratie horizontale, j’espère bien que nous trouverons des élus dans les débats, car ils sont des citoyens comme tous les autres ! C’est le mot « avec » qui compte, et pas le mot « pour ». Nous ne sommes pas là pour remettre aux élus des propositions ou des textes, mais pour qu’ils soient avec nous, qu’il y ait une vraie proximité. Il est important pour les élus d’avoir des temps durant lesquels ils peuvent directement échanger avec les citoyens.
Je me souviens de cette phrase d’une personne durant l’une des premières rencontres qui disait : « Cela nous change des réunions publiques où tout le monde s’étripe ! » Il y a donc une vraie bienveillance et de l’empathie. Ce dont je rêve, c’est que les élus participent au Printemps citoyen, que ce soit une fête de quartier pour les conseils citoyens, que toutes les instances locales comme nationales y participent.
Cette année, nous espérons avoir des ministres, des représentants de ministères et d’agences publiques, pas seulement pour nous soutenir mais pour prendre une part active à ces événements.
→ Le Printemps citoyen se tient du 21 mars au 4 avril 2018.
Pour y participer : www.printempscitoyen.fr