Le 22 mai 2019, alors que la campagne des élections européennes s’achevait, le Conseil de l’Union européenne adoptait dans l’indifférence médiatique les derniers textes du paquet « Une énergie propre pour tous les Européens ». Cet ensemble de mesures réglementaires complète le cadre d’action en matières d’énergie et de climat à l’horizon 2030, afin d’honorer les engagements de l’Union européenne pris lors de la Conférence de Paris sur les changements climatiques en 2015. Il aura fallu plus de quatre ans, des centaines d’heures de négociation et de multiples amendements pour réviser la politique européenne de l’énergie.
Parallèlement à ces débats, les marches et les grèves pour le climat organisées partout en Europe pour sommer chefs d’États et de gouvernements d’agir, et vite, démontrent la prise de conscience citoyenne de l’urgence. Et pour cause : les stratégies nationales des États membres de l’Union européenne manquent de moyens à hauteur de leur ambition de limiter le réchauffement planétaire à deux degrés celsius, comme le prévoit l’accord de Paris. L’aboutissement du paquet « Énergie propre » cristallise une autre prise de conscience de la part des dirigeants : le rôle actif que les citoyens pourraient jouer dans la transition énergétique en Europe.
En effet, il y est explicitement reconnue l’existence des projets citoyens et participatifs d’énergies renouvelables, avec un accent mis sur la production décentralisée d’énergies renouvelables, le stockage d’énergie et l’autoconsommation d’électricité. Le titre adéquat du paquet « Énergie propre » n’aurait-il alors pas dû être « par tous les citoyens européens », et non « pour tous les Européens » ? La transition énergétique citoyenne serait-elle, en somme, européenne?
Une reconnaissance européenne des projets citoyens et participatifs
L’Union européenne reconnaît pour la première fois les communautés énergétiques dans le paquet « Énergie propre ». Elle différencie les « communautés énergétiques citoyennes» (CEC) des « communautés d’énergies renouvelables » (CER)1
.
Les CEC et CER désignent toutes deux des communautés qui produisent, stockent et consomment leur propre électricité, uniquement renouvelables pour les CER, renouvelables et conventionnelles pour les CEC. Les CEC peuvent également prendre part à des activités relatives au secteur de l’électricité (agrégation, fourniture…). Leur fonctionnement repose sur un ensemble de principes mettant l’accent sur une participation volontaire et démocratique. Détenues par leurs actionnaires ou par leurs membres, elles visent à générer des gains économiques, sociaux et environnementaux pour ces derniers, et non exclusivement des profits financiers. Les États membres auront la compétence d’accorder ou non le droit aux communautés énergétiques de gérer des réseaux de distribution d’électricité, rôle traditionnellement dévolu aux gestionnaires de réseau de distribution (GRD).
Ces communautés présentent également des différences. Les CER définies dans la directive relative à la promotion de l’utilisation de l’énergie produite à partir de sources renouvelables2 sont constituées de citoyens, d’autorités locales et de petites et moyennes entreprises. Les États auront l’obligation de prendre en compte les spécificités des CER lors de l’élaboration de régimes d’aide, de façon à ce qu’elles soient sur un pied d’égalité face aux acteurs du marché de l’énergie.
S’agissant de leur gouvernance, le pouvoir de décision doit être réparti équitablement entre les parties prenantes impliquées. Le contrôle effectif revient aux membres qui se trouvent à proximité des exploitations d’énergies renouvelables. Dans le cas des CEC, reconnues dans la directive relative au marché de l’électricité3 , n’importe quelle entité ou structure peut en faire partie. Le pouvoir décisionnel est toutefois détenu par les parties prenantes qui ne sont pas impliquées dans des activités commerciales, liées au secteur primaire de l’énergie.
L'essor des communautés énergétiques
Il existe aujourd’hui environ trois mille quatre cents communautés énergétiques au sein de l’Union européenne4
, ce qui paraît peu au regard de la taille de la population européenne, qui compte cinq cent treize millions d’habitants au 1er janvier 2019. D’après l’Ademe, les projets citoyens représentaient respectivement 3 % et 1 % des puissances éoliennes et photovoltaïques installées en 2015 en France5
. À titre de comparaison, aux Pays-Bas, on compte environ cinq cents communautés détenant 2 % des capacités d’énergie photovoltaïque6
.
Marginales, les communautés énergétiques ? Pas pour la Commission européenne, qui a estimé que d’ici à 2030, celles-ci produiraient environ 17 % de la production totale européenne d’énergie solaire et 21 % de l’énergie éolienne7 . En effet, pour atteindre l’objectif contraignant d’au moins 32 % d’énergies renouvelables dans la consommation finale d’énergie d’ici 2030, et dans une perspective de neutralité carbone d’ici 2050, les projets citoyens d’énergie seront cruciaux pour l’ensemble du réseau électrique européen. Deux cent soixante quatre millions de citoyens européens pourraient en effet générer jusqu’à 45 % des besoins en électricité de l’UE d’ici 2050. Les coopératives et autres projets collectifs alimenteraient le réseau à hauteur de 37 %8 .
Quelles adaptations nationales ?
Il est à présent de la responsabilité des États membres9
de permettre l’essor des communautés énergétiques et de les intégrer au mieux au sein du territoire national. Dans cette perspective, ils ont la compétence de définir le rôle des gestionnaires de réseaux de distribution et la contribution des communautés énergétiques aux coûts de fonctionnement du réseau national. L’ajustement des tarifs de réseau et des charges publiques comme les redevances de concession aux coûts et aux bénéfices générés par les CER et les CEC sera certainement un exercice complexe.
En Autriche, la réglementation sur les énergies renouvelables qui sera appliquée en 2020 offre, par exemple, la possibilité aux communautés énergétiques de construire leur propre réseau de distribution local. Néanmoins, afin d’éviter la création d’infrastructures supplémentaires de réseaux qui seraient inutiles, de nouvelles structures tarifaires sont prévues. Elles visent à encourager l’utilisation des réseaux existants grâce à des tarifs spécifiques pour le périmètre de la communauté.
La Wallonie, région belge francophone, a adopté en mai 2019 un cadre législatif qui définit les « managers de réseaux » au sein des CER, mettant en œuvre, selon les tarifs réglementés, les conditions techniques et contractuelles préalables nécessaires. Les CER peuvent également choisir de confier la gestion des réseaux de distribution aux gestionnaires de réseaux de distribution existants. L’objectif est de garantir l’équilibre entre l’intérêt de la participation aux communautés énergétiques et leur contribution aux coûts de fonctionnement des réseaux.
D’autres pays se sont fixé des objectifs pour favoriser le développement des communautés énergétiques. Ainsi, les projets éoliens danois ne sont autorisés que si les communautés locales en sont propriétaires à hauteur d’au moins 20 %.
Les Pays-Bas ont, quant à eux, introduit dans leur stratégie climat pour 2030 un objectif de 50 % d’énergies renouvelables détenues par les acteurs locaux.
Au-delà de la définition du rôle de gestionnaires de distribution et des objectifs chiffrés, garantir la cohésion sociale et la solidarité entre les territoires sera également un défi de taille pour les États membres. En effet, ils devront veiller à éviter le déclassement des populations ne détenant pas les capacités d’épargne nécessaires pour constituer des communautés énergétiques, ou bien vivant dans des zones dont les « gisements » d’énergies renouvelables ont un rendement faible, ce qui conduirait à un accroissement des inégalités.
Transposées de façon cohérente et ambitieuse, les directives du paquet « Énergie propre » pourraient transformer le système électrique européen. Maros Šefčo- vič, vice-président en charge de l’Union de l’énergie, promettait en 201610 un nouveau modèle de l’énergie en six « D » : « dé-carbonisation, diversification, démocratisation, décentralisation, digitalisation et disruption » ; les communautés énergétiques seraient à même de remplir ce cahier des charges.
S’il est impossible de prévoir la vitesse à laquelle celles-ci se développeront, les citoyens sont bien appelés à jouer un rôle grandissant, voire moteur, dans la transition énergétique européenne.
- 1Le terme de « communautés énergétiques » sera utilisé dans cet article quand il est fait référence aux CEC et aux CER sans distinction.
- 2Directive UE 2018/2001 relative à la promotion de l’utilisation de l’énergie produite à partir de sources renouvelables.
- 3Directive UE 2019/944 relative au marché de l’électricité.
- 4“Mobilising European Citizens to Invest in Sustainable Energy”, Rescoop, janvier 2019.
- 5« Quelle intégration territoriale des énergies renouvelables participatives ? État des lieux et analyse des projets français », Ademe, février 2016.
- 6« Communautés énergétiques : quand les citoyens bousculent le marché de l’électricité », The Conversation, 16 mai 2019.
- 7“Commission staff working document impact assess- ment”: proposal for a directive of the european parlia- ment and of the council on the promotion of the use of energy from renewable sources (recast), novembre 2016.
- 8The Potential of Energy Cities in the European Union, CE DELFT, 2016.
- 9Conformément au droit européen, les États membres ont l’obligation de transposer les directives sur l’électricité et sur les énergies renouvelables dans leur droit national respectivement avant le 25 juin 2020 et le 30 juin 2021.
- 10Au congrès BDEW à Berlin, en 2016.