Associations et démocratie

Les nouvelles formes de citoyenneté

Tribune Fonda N°196 - Valoriser - Avril 2009
Alain Caillé
Alain Caillé
Et Henry Noguès
Synthèse des échanges de la rencontre débat intitulée "Les nouvelles formes de citoyenneté", organisée par la Fonda la Maison de l’Europe de Paris autour d'Alain Caillé.

Pierre Vanlerenberghe

Présentation de cette dernière séance du cycle 2008-2009 des petits déjeuner de la FONDA. Le fil directeur de cette année a été la société de la connaissance.

Nous avons eu une première rencontre autour de Joël de Rosnay, biologiste et technologue dans l’âme qui a lancé l’initiative Agoravox. Nous terminons ce cycle avec Alain Caillé, connu de tous ceux qui ont essayé de permettre la confrontation entre les différentes sciences sociales ce qui est l’objet de la revue du Mauss. Sa réflexion intellectuelle rejoint aussi celle de tous ceux qui ont essayé de critiquer la pensée unique, notamment dans sa version utilitariste. Enfin, tous ceux qui ont réfléchi à la philosophie de l’action ont croisé sur leur chemin les travaux d’Alain Caillé. Il était donc particulièrement bien indiqué de lui demander de nous indiquer pour nous aider les nouvelles voies de la citoyenneté à travers les transformations actuelles de la société.

Alain Caillé

Je vais essayer de tenir les deux bouts de cette réflexion en évoquant les nouvelles formes de la citoyenneté ou plus précisément sur l’état actuel de l’idéal démocratique en liaison avec ces interrogations capitales sur les enjeux de la société de la connaissance. Quelques mots sur ce thème qui à la fois me séduit et me laisse réservé et un peu perplexe.

Je vois bien ce qu’il y a de séduisant dans cette problématique de la société de la connaissance. J’essaie de le résumer en trois points. Il y a d’abord cette idée que nous entrons dans un tout autre type de rapport social dans lequel on va en finir avec le monopole du savoir légitime exercé par des grands appareils notamment l’université, ou différents lieux de pouvoir. C’est la fin de cette appropriation verticale du savoir légitime. Symétriquement, grâce aux nouvelles technologies, de nouvelles formes de connaissances doivent sourdre d’un petit peu partout, qui deviennent toutes légitimes et ne passent plus par le filtre d’instances qui sélectionnent le vrai savoir, le faux savoir, etc. Enfin, cette libération des énergies cognitives, des forces de production et de réception des connaissances alimente une vie sociale intense et ce que l’on appelle notamment le capital social et donc ces facteurs d’efficacité économique, à travers la logique du butinage, chère à Yann Moulier-Boutang que vous avez fait venir ici.

Voilà un tableau encourageant. A certains égards enthousiasmant. Roger Sue nous exhorte à faire le constat que nous sommes déjà entrés dans cette société de la connaissance et à en assumer toutes les implications, toutes les conditions pour sortir d’un certain passéisme et aller de l’avant.

Tout cela est attirant mais malgré tout, je reste réservé car je me demande simplement si ce n’est pas seulement une des parties du tableau et s’il n’y a pas un peu trop d’optimisme dans ce portrait de la société de la connaissance. Ne serait-ce parce que la société de la connaissance est indissociable de l’économie de la connaissance et que l’on voit bien comment elle risque de se résorber dans cette économie de la connaissance. C’est le risque. Et même la mobilisation du thème du capital social, facteur d’efficacité économique alimente encore plus ce risque d’avoir une vision économiciste là encore de la société de la connaissance.

Pour essayer d’expliquer à la fois ma séduction et mes réserves vis-à-vis de cette thématique, je voudrais tout d’abord, présenter un peu plus en détail le travail du Mauss pour expliquer comment à la fois ces thèmes raisonnent et font problèmes malgré tout dans l’optique anti-utilitariste que nous essayons de défendre. Dans un deuxième temps, j’essaierai de présenter une petite typologie des conceptions actuelles sur l’état de la démocratie. Où en sommes-nous par rapport à la démocratie ? Je crois que cette question est importante pour savoir comment s’articule la question de la connaissance et la question de la démocratie. Dans un troisième temps, je dirais quelques mots d’un combat qui m’anime depuis un mois sur la réforme de l’université qui est au cœur de ces débats sur le statut de la société de la connaissance.

La revue du Mauss et la leçon anti-utilitariste

Ce nom veut dire deux choses : d’abord, Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales, traduisons simplement, mouvement anti-économiciste, c’est à dire un mouvement qui s’oppose à la tendance de plus en plus forte à réduire tous les problèmes à des problèmes économiques. Symétriquement, ce mot est un hommage à Marcel Mauss, l’héritier intellectuel d’Emile Durkheim, le fondateur de l’écologie française et l’auteur qui écrit en 1924 un texte tout à fait fondamental « L’essai sur le don ». Dans ce texte, Marcel Mauss ramasse tout le savoir ethnographique et ethnologique de son temps pour fixer ce qui me paraît être une découverte tout à fait fondamentale au sein des sciences sociales et que je résume en quelques mots avec une citation de Mauss : « l’homme n’a pas toujours été un animal économique ». Il n’y a que très peu de temps qu’il l’est devenu ou encore, comme il l’écrit en 1924 : « l’homme économique n’est pas derrière nous, [autrement dit ce n’est pas l’humanité entière], il est devant nous ».

De fait, depuis ces trente dernières années, il est vraiment là mais il n’a pas été là de tous temps. Plus précisément, si l’homme n’a pas toujours été un animal économique, qu’est-ce qu’il a été ? La réponse de Mauss, qui reste largement d’actualité, c’est que l’homme a été un animal donateur pas un « homo oeconomicus » mais un « homo donator », un homme qui donne. On va s’expliquer sur ce don. L’homme des sociétés archaïques traditionnelles, est un homme à qui il est fait obligation de donner ou plus précisément, d’entrer dans le cycle de la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre. Les sociétés traditionnelles ne reposent pas sur l’achat et la vente, sur le contrat, sur le donnant-donnant, elles reposent sur cette obligation qui est faite à tous d’entrer dans le cycle du don, de se montrer, de s’afficher généreux. Je dis bien s’afficher car il s’agit d’un don ostentatoire. Comprenons-nous bien. Cela n’a rien à voir avec la charité. Il ne s’agit ni de philanthropie, ni de charité. Il s’agit de l’obligation qui est faite à chacun de rivaliser de générosité, y compris pour écraser son rival. De même que dans le sport, on essaie d’écraser son rival par la générosité de ses coups.

Quel est le rapport avec la question de la société de la connaissance ? Avec la question de la démocratie ? Pour y arriver, il faut ajouter deux ou trois petits éléments complémentaires. Cette triple obligation de donner, de recevoir et de rendre que Marcel Mauss découvre à l’œuvre dans les sociétés traditionnelles, va se trouver transformée par les grandes religions universalistes. Quel est le travail accompli par ces religions-Monde ? C’est premièrement, un travail d’universalisation de l’obligation de donner. On ne donne plus seulement à ses proches, aux voisins, aux parents. Il faut donner en dehors des frontières de la petite communauté d’origine. C’est deuxièmement un travail de radicalisation du don. Il ne s’agit plus seulement de montrer que l’on donne, de s’afficher généreux mais de donner pour de bon. Qu’est-ce que cela veut dire ? On ne sait pas trop. Il s’agit d’être sûr que l’on donne pour de bon, qu’on ne fait pas seulement semblant de donner la chose même qui est demandée. C’est aussi une troisième mutation opérée par les religions : le travail d’intériorisation du don. Le don devient discret. On ne montre plus que l’on donne. C’est parce que l’obligation de donner est intériorisée que l’on peut penser que l’on a radicalisé le don, que l’on est véritablement dans le don. Voilà les grandes lignes de moralisation du don qu’opèrent les grandes religions.

Dans les sociétés modernes, qui sont, normalement, post-religieuses, et qui se veulent démocratiques, ce que Mauss appelait « l’obligation de donner » est désormais devenue l’obligation de donner à la démocratie, à l’esprit de la démocratie. C’est là que l’on rejoint certains aspects de la société de la connaissance. C’est cette idée qu’à travers le monde, on rejoint sur une base universelle, au-delà des frontières des communautés nationales ou des petits mondes, tous les hommes et femmes qui se mettent à donner à travers les logiciels libres, à travers Wikipédia, à travers Linux, etc. Tous se mettent à donner, à entrer dans l’esprit du don, dans l’esprit de la créativité. Il y a un lien très étroit entre le don et la créativité. Il s’agit d’accroître sa puissance de vie, sa puissance d’agir, sa puissance de créer et on le fait en donnant librement, pour le plaisir ou par sympathie à l’humanité toute entière. Cette espèce de don généralisé, qui est un don à la fois à l’esprit de la démocratie, à l’esprit de l’humanité, est au cœur de la société de la connaissance telle que l’a décrite Roger ou d’autres auteurs avec lui, et qui fonde un nouveau rapport social.

Jusque là, je ne peux qu’adhérer à cette optique maussienne, anti-utilitariste. Oui, bien sûr, il faut universaliser la démocratie, libérer la puissance de vie, la puissance d’agir, la puissance de créer en commun à travers des associations, à travers la création de logiciels libres, à travers des réseaux librement choisis, etc. Mais il y a un « mais ».

C’est que cette société de la connaissance, se déploie malgré tout dans le cadre d’une économie néolibérale et toute cette mobilisation d’énergies libres s’opère très largement, même si c’est de manière contradictoire, en dernière instance, au profit d’une récupération et d’une mise en forme économiciste. Il y a une tension entre cette aspiration à étendre la démocratie, à étendre ces capacités d’agir, de créer et le carcan économique qui est imposé à cette libération des énergies avec des télescopages souvent très difficiles à penser. On pense par exemple à la loi Hadopi. Est-ce que tout doit-être gratuit ? Est-ce que cette gratuité n’est pas finalement illusoire et récupérée par l’économie de marché ? Ce sont des problèmes compliqués.

Pour le dire autrement. Est-ce que cette libération des capacités de donner à l’échelle mondiale sert vraiment à libérer la démocratie ? Où en sommes-nous dans l’idéal démocratique ? C’est le deuxième point que je souhaite aborder.

La transformation de la question démocratique

Où en sommes-nous dans l’histoire de la dynamique démocratique ? On peut distinguer quatre grands types de positions qui sont chacunes à la fois vraies et donc aussi un peu fausses. Il y a des positions optimistes, des positions pessimistes, des positions nihilistes et enfin, des positions mixtes ou hybrides.

La position optimiste était celle qui triomphait dans les années 90, après la chute du mur de Berlin, sous la plume de Fukuyama par exemple. Je résume ce point de vue. Tous les malheurs du vingtième siècle sont derrière nous. L’expérience totalitaire est le résultat de petites erreurs de réglage. Cela n’aurait pas dû arriver. C’est une bêtise dans l’histoire de la raison. Il y a eu des petits accidents mais çà y est ! C’est fini. Le mur de Berlin est tombé et la marche en avant de la démocratie, couplée au développement de l’économie de marché et du capitalisme, va reprendre. A travers toute une série de transitions démocratiques, les dictatures et les despotismes vont s’écrouler et on va aller vers une ère de mondialisation de la démocratie et du marché. Une ère de libération d’une part et une ère de prospérité généralisée d’autre part. Rappelez-vous ! C’est à peu près ce que tout le monde pensait dans les années quatre-vingt-dix. On en est un petit peu revenu après. Cependant, fondamentalement, cette idée reste dominante. Bien sûr, on pense aujourd’hui que c’est plus compliqué, qu’il y a plus d’obstacles mais, pour beaucoup d’auteurs, cela reste la grande certitude et cela devrait se réaliser à l’échelle mondiale à l’horizon de 10, 20 ou 30 ans.

Les positions pessimistes sont celles qui partagent avec la première position l’idée que le seul idéal pour l’humanité est l’idéal démocratique et que tendanciellement, c’est lui qui devrait s’imposer. Mais elles considèrent que les embûches sur le chemin sont beaucoup plus importantes qu’on ne pouvait le penser. Notamment, parce qu’il y a une tendance inhérente à la démocratie à se retourner contre elle-même. Je prends volontairement une formulation de Marcel Gauchet qui est l’auteur le plus représentatif de ce point de vue pessimiste. C’est un auteur qui était au fond il y a quinze ans d’un optimisme radical en matière de vision de la démocratie. Qui d’ailleurs reste optimiste à long terme mais qui pense qu’actuellement la démocratie se retourne contre elle-même par excès d’individualisme en devenant un système social de déliaison et non plus d’union.

Troisième position, celle que l’on pourrait qualifier de nihiliste. On trouve là, toutes positions soit d’extrême-gauche, soit d’extrême-droite. Ceux qui pensent que de toute façon la démocratie n’a jamais existé, que c’est là une impossibilité absolue. Qu’elle existera peut-être sous la forme du communisme à l’avenir mais en tout cas c’est un idéal lointain. Il y a là toute la tradition marxiste, la tradition de l’école de Francfort. Il y a en France les écrits de Michel Foucauld et donc une très grosse galaxie de penseurs foncièrement nihilistes. Cette idée qu’il est impossible d’étalonner les régimes politiques les uns par rapport aux autres. Tous égaux fondamentalement. Il n’y a que des systèmes de gouvernance, de gouvernementalité et que des régimes soient plus ou moins démocratiques que d’autres, la question n’est pas pertinente. La question de l’état de l’idéal démocratique est congédiée.

Quatrième position, ce que j’appelle les positions mixtes ou hybrides dans lesquelles se retrouveraient sans doute Jean-Pierre Worms ou Roger Sue, ou encore avec un autre argumentaire quelqu’un comme Pierre Rosanvallon. Pour ces auteurs, un certain type de démocratie est sur le déclin, la démocratie des appareils notamment, la démocratie institutionnelle, la démocratie représentative mais que en revanche, se déploient ou doivent se déployer tout un ensemble d’autres pratiques démocratiques, ce que Rosanvallon appelle les « instances de la contre-démocratie » : justement le monde associatif mais aussi, toutes ces formes de démocraties participatives ou délibératives ou de démocraties d’opinion, etc. On peut montrer la floraison de toutes ces formes d’inventivité associative et c’est d’ailleurs le rôle de la Fonda de pousser à leur assomption.

Je m’associe très largement à cet idéal mais là encore il y a un « mais ». Je suis frappé dans les textes de ces auteurs de cette espèce d’incertitude autour du basculement entre cet optimisme démocratique, cette idée que de nouvelles formes de démocratie participative doivent se développer, et puis le constat qu’il y a quand même quelque chose qui ne marche pas très bien. Chez Rosanvallon, dans la fin de son livre « La contre-démocratie », il est très pessimiste alors que tout le début est très optimiste. C’est le constat de la montée en puissance de ce qu’il appelle « l’impolitique », le non-politique, autrement dit l’incapacité à faire du commun. Il y a multiplicité des expériences, des tentatives mais tout cela ne se rassemble pas. Cela ne réussit pas à faire système, à créer un univers dans lequel on ait le sentiment d’agir ensemble. C’est le problème majeur.

Comment penser cette montée de l’impolitique, cette montée qui nous atteint tous de l’incapacité à agir en commun, à fédérer toutes nos initiatives ? Je vais vous livrer mon hypothèse personnelle qui permet de donner une part de vérité à chacune des quatre positions que je viens de présenter. Nous sommes très largement sortis depuis 20 ou 25 ans du champ des régimes démocratiques. J’entends par régime démocratique pas seulement un régime institutionnel mais un type de rapport social, de fondement symbolique de rapport social. Nous avons basculé dans une forme politico-sociale et symbolique qui est à la fois le symétrique et la continuation des régimes totalitaires d’hier.

Nous sommes entrés dans un système que je qualifie de « parcellitaire » ou de parcellitarisme pour faire le pendant du totalitarisme. Le grand malheur du vingtième siècle a été le totalitarisme. Il me semble que nous sommes victimes maintenant du parcellitarisme. C’est l’exact opposé du totalitarisme d’hier mais, à certains égards, il le continue. C’est un peu compliqué.

Le « parcellitarisme » contemporain

Cette hypothèse sera peut-être plus audible sous un autre nom. J’ai découvert, il y a deux ou trois mois, un auteur américain qui développe les mêmes analyses, Sheldon Woling, qui parle de « totalitarisme inversé ». En quelques mots, les régimes démocratiques ont toujours fonctionné dans un équilibre instable, précaire, incertain, compliqué mais un équilibre malgré tout entre deux impératifs : l’impératif d’assurer l’autonomie des individus d’une part, et l’impératif de servir l’intérêt général, l’intérêt du collectif d’autre part. Les régimes totalitaires, de toute évidence, c’est leur caractéristique majeure, ont sacrifié systématiquement l’individu sur l’autel de l’intérêt collectif. L’individu n’était rien par rapport au Parti, au prolétariat, par rapport au Volk allemand. Il devait se sacrifier pour le collectif. Eh bien ! Je crois que nous vivons dans un régime politico-symbolique inverse dans lequel tout ce qui est de l’ordre du collectif est réputé illégitime, voire aussi obscène que l’était l’individu dans le cas du totalitarisme, et c’est donc tout ce qui est de l’ordre du commun, du collectif qui doit être sacrifié au profit de la libération de l’individu. Parler de la libération de l’individu est même excessif, car l’individu lui-même devient fragmenté. Il devient un assemblage de parcelles d’individus, de parcelles de subjectivités, dont le montage devient même problématique.

Cette nouvelle dynamique sociale symbolique et politique, qui s’est mise en place depuis vint-cinq ans, tend à tout réduire en parcelles. Là où la dynamique totalitaire voulait absolument faire du corps, construire de la totalité : totalité du parti, du prolétariat, du peuple, de la race. Tout désormais se réduit en fragment, en parcelle. Aucun collectif ne tient plus que cela soit dans le domaine des institutions, dans le domaine des rapports sociaux ou dans celui des idées ou de la connaissance. Par ce biais, je voudrais revenir au statut de la connaissance aujourd’hui. Mais avant, je voudrais approfondir mon hypothèse qui a pu vous paraître un peu bizarre. En effet, ce régime parcellitaire est à la fois un peu comparable aux régimes totalitaires et, en même temps, systématiquement et radicalement opposé et différent à ces régimes. Détaillons les choses.

Je note cinq continuités avec le totalitarisme et trois grands renversements.

  1. Cette dynamique de la révolution permanente. Cette caractéristique qu’Hannah Arendt voit au coeur du totalitarisme. C’est le changement permanent, le fait que rien n’est stable, rien ne peut rester en place. C’est l’idéologie de la révolution permanente. L’idéologie communiste, celle des fascistes pour la révolution conservatrice mais qu’est-ce qui est plus révolutionnaire que le capitalisme aujourd’hui ? Rien. Cela Marx le savait pertinemment depuis le début. Le capitalisme révolutionne tout et nous sommes soumis à cette injonction de révolution permanente. Première continuité avec les totalitarismes d’hier.
  2. La dénégation des rapports de pouvoirs. Très frappant de voir comment le leader totalitaire n’est pas un despote, n’est pas un dictateur ; n’est pas quelqu’un qui emprisonne ou qui tue ses ennemis contrairement à une dictature classique. Non, il est quelqu’un qui massacre des populations qui ne sont pas ses ennemis a priori, qui ne sont pas spécialement dangereuses. C’est donc une toute autre logique que celle d’une dictature totalitaire et le leader totalitaire se considère comme la pure et simple émanation de la masse. Il ne fait qu’exprimer (c’est très frappant dans les propos d’Hitler et de Staline), ce que veut le peuple, le parti, le prolétariat. C’est un peu comme aujourd’hui. Dans tous les modes de régulation politique, on assiste à une dénégation systématique du pouvoir. Le mot qui résume cette dénégation, vous le connaissez bien, c’est me mot « gouvernance ». La gouvernance, çà gouverne tout seul. Il n’y a pas de dirigeants, il n’y a pas de dirigés. C’est une espèce d’autodirection sans leader, sans pouvoir. C’est la dénégation du pouvoir. Le pouvoir devient illocalisable, insaisissable. Il n’est le fait de personne.
  3. Le démiurgisme, le prométhéisme. C’est le désir de créer un monde radicalement nouveau. C’est le cas aussi bien du communisme comme du nazisme. L’idée de créer un « homme nouveau ». Seulement, dans le totalitarisme d’hier, elle voulait s’opérer principalement par des moyens idéologiques et politiques. Par une conversion de masse, par des politiques généralisées. L’homme nouveau qui est en train de se créer, il va être de plus en plus un homme bionique, un homme technologique et de fait, cette création de l’homme nouveau est très largement en marche et l’on voit se dessiner la promesse d’un avenir post-humain en quelque sorte et qui sera plus radieux que le présent humain, trop humain qu’il faut dépasser une fois pour toutes.
  4. La création d’un monde fictif. Là encore, il est possible de s’appuyer sur une caractérisation d’Hannah Arendt. Le régime totalitaire fonctionnait sur la mise en scène par la propagande d’un monde totalement imaginaire. Ce monde fictif, il est en train d’être créé très facilement par les médias et en partie, par internet mais cela devient difficile de dire que c’est un monde fictif puisqu’il devient notre réalité même. Le monde fictif devient plus réel que le réel lui-même. C’est ce que Baudrillard avait bien saisi en parlant de « monde hyperréel » (Jean Baudrillard, Simulacres et Simulation, Edition Galilée, 1985).
  5. La plus évidente à certains égards : c’est la création permanente d’ennemis imaginaires ; la menace qui est brandie d’opposants insaisissables qui sont partout et contre lesquels il faut se mobiliser. C’est le terroriste, c’est l’islamiste, etc. En fait, il n’y en n’a pas mais on voit bien comment cela permet (c’est un autre livre de Roger Sue) de Gouverner par la peur, chez Fayard, (2007 en collaboration avec Leyla Dakli, Bernard Maris, George Vigarelleo, Christian Losson). C’est la mise en scène d’une peur généralisée qui soutient le rapport social et qui permet d’asseoir tout ce système de pouvoir.

Voilà quand même cinq continuités du parcellitarisme avec le totalitarisme d’hier qui me semblent sortir de l’ordre de la démocratie. Mais on en sort par le biais opposé à travers un mouvement de balancier. Par un biais totalement opposé aux totalitarismes d’hier parce qu’il y a aussi trois inversions systématiques qui se sont produites dans le monde moderne.

  1. Les régimes totalitaires fonctionnaient à la dénégation de la division sociale, pour reprendre une expression de Claude Lefort. C’est nécessaire parce qu’il s’agissait de mettre en scène un grand corps uni, sans faille, sans ligne de fracture. Tout ce qui menaçait de faire division au sein de l’unité rêvée pure, tout cela devait être éliminé. Cette dénégation de la division, c’est « tous pareils au sein du grand corps social ». Nous fonctionnons totalement à l’inverse. Nous vivons une exaltation permanente de la division. Nous sommes dans un régime social symbolique qui fonctionne à cette exaltation de la division. Il faut en fait se diviser. C’est ce qui fait corps qui est obscène, c’est la division qui est légitime. Chacun doit affirmer son absolue singularité ou son absolu dissensus avec le corps social dans son ensemble.
  2. Le renversement des conceptions du temps et de l’espace. C’est le régime spatio-temporel qui est totalement modifié. L’espace totalitaire est un espace fermé sur lui-même, clos. C’est un espace pur que l’on devait préserver des miasmes de l’extérieur par des frontières rigides. Notre monde est au contraire, un espace sans frontières. Un monde où il n’y a plus de distinction entre l’intérieur et l’extérieur. Un monde du semblable à l’échelle de la planète. La temporalité totalitaire est orientée du passé vers l’avenir, orientée par la flèche du temps. La temporalité parcellitaire est une temporalité de l’instant. Il n’y a que des instants ; il n’y a plus de passé et d’avenir véritablement. Tout doit se vivre et se décider à l’instant même à la seconde même. C’est à la seconde même que varient les cours de la Bourse, qu’il faut licencier, etc.
  3. Le bouleversement du rapport au savoir. Les sociétés totalitaires étaient organisées par un grand savoir. Le leader totalitaire était le détenteur du grand savoir. Il était le « génial mécanicien de l’histoire » (Staline). Il était le « grand philosophe » (Mao). Il était la réalisation fantasmatique de l’idéal platonicien de la fusion du roi et du philosophe. Le roi qui sait tout à la place du peuple. Toutes les connaissances, tous les discours devaient se synthétiser dans ce grand savoir qui enserrait toute la société. Eh ! bien, c’est peut-être sur ce plan là que les choses ont été radicalement changées. Il me semble que nos sociétés s’organisent dans un très grand non-savoir, dans une grande dénégation du savoir. Plus personne n’est supposé être détenteur d’un savoir qui compte, qui importe. On est très loin des figures en France des présidents lettrés (Pompidou, Mitterrand). Il y avait une notion de savoir légitime. Au contraire, la figure qui l’emporte de plus en plus avec des nuances, c’est l’homme politique qui se targue de son ignorance. Bush était particulièrement représentatif de ce type d’homme politique mais Berlusconi fait un triomphe dans ce registre là. Il n’est pas celui qui sait quelque chose. Il est celui qui pousse bien la chansonnette et Sarkosy à sa manière se fait gloire de n’être pas un intellectuel qui lit la Princesse de Clèves même si la situation est en train de changer semble-t-il…

Au-delà de cette mutation extraordinaire du profil de l’homme politique qui n’est plus du tout celui qui sait quelque chose de général par rapport à la littérature, à la culture traditionnelle, on voit bien que dans l’ensemble du champ du savoir ce qui domine très largement c’est la fragmentation généralisée de tous les savoirs. C’est le règne des experts spécialisés. Il n’y a plus de lieux d’assemblage véritable des connaissances et tout le monde académique s’organise dans cette systématisation de la production de connaissances parcellaires. La seule vérité qui subsiste c’est qu’il n’y a que des vérités parcellaires, fugaces, révocables. Il n’y a surtout plus de savoir transversal, de connaissances transversales possibles. Toute personne qui prétendrait émettre des connaissances transversales devient radicalement illégitime.

J’insiste là-dessus parce que cela nous concerne tous. Nous sommes tous à essayer de rassembler à travers des associations pour des causes communes et nous voyons bien que cela ne marche pas. Il y a 36 000 initiatives qui sont entreprises mais cela ne prend pas au sens où une mayonnaise ne prend pas. Le liant ne prend pas. Il en va ainsi parce que sous ce régime de parcellitarisme, autrement dit de totalitarisme inversé, on a vu apparaître un type humain qui n’est plus l’homme démocratique avec ses vertus mais un type d’être humain parcellisé qui n’a plus en quelque sorte les gènes symboliques qui lui permettent de s’associer avec d’autres. Là réside le principal obstacle à la recomposition politique ou symbolique. La principale difficulté, n’est pas la remontée du fascisme à travers Le Pen ou je ne sais pas quoi. Ce qui nous pose le plus de problème c’est cette incapacité que nous avons à nous articuler les uns aux autres. Il est aussi difficile de reconstruire un « homo démocraticus », doté des vertus démocratiques après 20 ou 25 ans de parcellitarisme, de décomposition de tout ce qui est de l’ordre du commun que de reconstruire un homme démocratique après 60 ou 70 ans d’ « homo soviéticus », d’homme miné par le régime totalitaire. C’est le grand défi qu’il nous faut affronter.

La question du statut de la société de la connaissance

Je m’appuyerai sur quelques considérations concernant la situation actuelle de l’université. Soyons clairs. Les universités ne sont pas des lieux particulièrement brillants de production et de transmission de connaissances. Cela marche très mal. La production académique est généralement à mourir d’ennui. C’est encore des productions spécialisées qui alimentent des colloques spécialisés. Des nuées de spécialistes qui se passionnent pour des micro-objets, etc. On ne peut pas véritablement dire que la production de nos universités accompagne efficacement la dynamique démocratique. D’ailleurs, de plus en plus, avec les nouvelles générations, c’est très très frappant. Tous les nouveaux universitaires sont fortement désinvestis de la chose politique. La nouvelle norme du savoir, c’est ce désinvestissement radical des enjeux éthiques, idéologiques et politiques de la connaissance. On est supposé produire des connaissances purement scientifiques évaluées par des experts. Et plus c’est aseptisé axiologiquement, éthiquement, politiquement et mieux c’est. Je dirais même plus c’est aseptisé théoriquement et mieux c’est. Car ce qui est frappant dans les prestations des candidats devant les commissions de recrutement à des postes d’universitaires ou de chercheurs et d’universitaires, c’est le refus absolu d’assumer toute posture théorique, toute posture d’affiliation à telle ou telle école. Les enjeux théoriques sont sytématiquement évacués au profit d’un travail présenté comme de pure expertise. Cette université va mal. Mais est-ce une raison pour l’achever ? Je ne crois pas mais pourtant c’est de cela qu’il s’agit.

Pour la petite histoire, le dernier numéro de la revue du Mauss est intitulé : « Université en crise : mort ou résurrection ? ». Nous avons réuni des auteurs de bords très différents, soit très à gauche, soit très technocratiques, soit très mandarinaux. Cela permet de mettre en scène un débat important et cela a permis aussi d’organiser une réunion qui a débouché sur un manifeste pour la refondation de l’université. Il a eu les honneurs des premières pages du Monde et a fait un petit peu de bruit dans le monde universitaire parce que cela redonne l’espoir que puissent émerger du sein de la communauté universitaire, elle-même, quelques réflexes de propositions mobilisatrices qui permettent de dépasser la seule posture de refus des réformes proposées par les gouvernements successifs pour essayer de définir ce que doit être une université.

On peut parler de la définition d’une université mais pour l’instant on en est au stade de la survie précaire. Il faut que je dise deux mots là-dessus. Il faut comprendre qu’avec l’inversion des flux démographiques les universités sont de plus en plus désertées. Il y a encore 5, 6 ans, 45% des bacheliers entraient à l’université. Ils ne sont plus que 35%. En France, l’université apparaît dans 95% des cas comme le choix par défaut. On y va parce qu’on n’a pas été pris dans les bonnes ou les petites classes préparatoires ou dans les petites écoles de commerce ou dans ces multiples écoles ou officines privées qui sont en train de capter une grande partie de l’enseignement supérieur.

L’université francaise : une caution démocratique fragile

A la différence des universités étrangères, l’université est séparée radicalement des grandes écoles et du CNRS d’autre part. Cela fait une fragmentation incroyable qui fragilise encore plus les universités. Il y a une crise mondiale de l’université mais il y a une crise particulière en France parce que la société française vit dans une perspective totalement schizophrénique. Elle se veut hyperdémocratique d’une part, et les universités ont la charge de mettre en scène l’évidence démocratique en ne sélectionnant pas, en pratiquant l’ouverture universelle à tous les bacheliers, mais de fait cette société française est extraordinairement hiérarchique. La hiérarchie se produit à travers le système des grandes écoles. La seule chose qui est importante dans le manifeste publié par Oliver Baud, Marcel Gauchet, nous-mêmes, c’est d’avoir dit quand on parle de l’université, il faut cesser de ne s’intéresser qu’à l’université mais qu’il faut bien commencer à réfléchir sur l’ensemble du système de l’enseignement supérieur à savoir ce paysage, très composite où il y a les grandes écoles, les moyennes, les petites, etc. les IUT, les BTS et l’université qui apparaît comme l’exutoire, le lieu de la dernière chance qui préserve cet idéal démocratique purement fantasmatique de la société française.

Manifestement, les gouvernements successifs, (voir par exemple, l’interview de Valérie Pécresse dans le Monde aujourd’hui), ont décidé que l’université était très largement irréformable pour des raisons politiques et donc que, fondamentalement, on allait les mettre en déshérence et les laisser tomber. On allait laisser disparaître des disciplines entières qui ne sont plus suffisamment professionnalisantes (ce qui est un vrai problème évidemment) et des universités entières qui ne sont pas aux normes internationales. Tout ceci peut se concevoir mais c’est fait sans le dire, sans qu’il y ait de débat véritable. Que peut-on en penser ?

C’est là où l’on rejoint la question de la société de la connaissance et les réserves que j’ai sur ces questions. On voit bien comment toute cette logique de réforme de l’université s’inscrit dans un cadre beaucoup plus général qui est le cadre de la réforme des politiques publiques. Elles s’inscrivent dans le cadre des doctrines du New Public Management, cette doctrine d’inspiration néolibérale qui a inspiré en Europe depuis vingt ans toutes les réformes des institutions publiques. La France arrive dans cette réforme très tard finalement, bien après d’autres pays et avec toute une série de contradictions. Et puis, on essaie de réformer tout en même temps, l’université, l’hôpital, la justice, l’Ordre des avocats, etc. Pour ce qui est de l’université, les réformes qui sont mises en œuvre s’inscrivent dans le sillage du processus de Bologne, de cette aspiration à produire une économie de la connaissance et à faire en sorte que l’Europe soit concurrentielle dans cette fameuse économie de la connaissance et que son système universitaire soit concurrentiel par rapport à d’autres universités, notamment au regard des classements de Shangaï.

Le problème de cette thématique de l’économie de la connaissance, c’est qu’elle produit très largement ce que l’on pourrait appeler en termes marxistes, la soumission réelle de la connaissance au capital et qui procède comme si la connaissance était fondamentalement une marchandise ou une quasi-marchandise. Je fais allusion à des thèmes de Karl Polanyi. On essaie de transformer la connaissance qui était pensée comme un bien commun de l’humanité, non appropriable. La science était un savoir destiné universellement à tout le monde. Cette science doit devenir une quasi-marchandise. Il faut pour cela qu’elle soit mercantilisée, qu’elle soit évaluée quantitativement.

La tendance générale est donc la mercantilisation de la connaissance à travers notamment l’idée que la connaissance doit être appropriable. C’est toute la logique de la profitabilité de l’ensemble des savoirs. N’exagérons rien, les universités françaises ne sont pas devenues des universités privées mais on voit bien comment sur le marché de l’enseignement supérieur prolifèrent tout un ensemble d’écoles privées qui viennent se substituer aux systèmes d’enseignements publics et cela est vrai dans tous les pays du monde.

La deuxième évolution parallèle, c’est la soumission de la connaissance à une norme d’évolution quantitative et là il y a un gigantesque débat tout à fait passionnant mais un peu terrifiant, sur le statut de cette évaluation de la performance des universités ou de la performance des laboratoires de recherche. Cela s’accélère de façon tout à fait vertigineuse. On assiste à la mise en place d’instances d’évaluation chiffrée et automatique de la performance des chercheurs et des laboratoires par des indices bibliométriques qui comptent le nombre de citations des uns et des autres dans des revues internationales. Je n’entre pas dans le détail. Sachez seulement que, comme le montre bien le numéro de la revue du Mauss, ces systèmes d’évaluation sont totalement arbitraires et biaisés. Un exemple, dans le domaine des sciences dures, une revue qui est classée numéro deux mondial dans un système d’évaluation est classée 274e dans l’autre. On a une multiplication de cas de ce type. Une norme quasi-marchande est en train d’évaluer la qualité de façon totalement arbitraire.

Question en sous main : est-ce que l’on peut évaluer la qualité de la connaissance par un système d’évaluation quantitatif totalement arbitraire ? La réponse est très largement non. Mais vous voyez bien quel est l’enjeu fondamental. Ce processus d’évaluation automatique quantitatif permet d’alimenter la fameuse gouvernance dont on parlait tout à l’heure et de se dispenser de l’évaluation par le corps des pairs. Car l’enjeu véritable de ces réformes, c’est la liquidation des dimensions institutionnelles de l’université, de la médecine, de l’hôpital. C’est se débarrasser de tous les ordres, de tous les collectifs, des ordres des pairs. Le problème n’est pas seulement que ces évaluations, très largement arbitraires, qui permettent théoriquement d’alimenter une décentralisation, mais qui en fait, alimentent une surcentralisation de l’Etat central, que ces évaluations engendrent surtout une déformation de la production de la connaissance et tous les spécialistes de la question l’observent déjà : dans cette logique là, les savants ne produisent plus des connaissances qui valent par elles-mêmes et qui seront après évaluées. Ils produisent des connaissances immédiatement rentables du point de vue de l’évaluation des connaissances. Un biais est introduit par l’instrument de mesure de l’évaluation. Comme si au lieu de chauffer une pièce, on se contentait de mettre le doigt sur le thermomètre pour faire monter la température. C’est ce qui est en train de produire à une échelle massive dans le domaine de la science et de l’université.

Voilà les raisons de mes réticences par rapport à la thématique de la société de la connaissance. Le danger est qu’elle se résolve dans l’économie de la connaissance et il y a une forte tendance dans cette direction là et que, sous couvert d’une société de la connaissance, on produise une société de la méconnaissance généralisée.

 

La présente synthèse rédigée par Henry Noguès est publiée sous notre seule responsabilité et constitue une interprétation des propos tenus lors de ces rencontres.

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