Économie sociale et solidaire

Le temps est venu d’une finance de la rupture

Tribune Fonda N°222 - Économie et inclusion sociale : espoirs et controverses d'une transition - Juin 2014
Vincent Auriac
Vincent Auriac
L’Investissement socialement responsable (ISR) s’est nourri de multiples influences y compris en dehors de la finance : le Club de Rome en 1972 s’interroge sur la soutenabilité de la croissance, la commission Brundtland donne en 1987 la première définition du développement soutenable et, en 1992, le sommet de la Terre ou encore, en 2006, le rapport Stern s’intéressent à l’environnement.

ll n’en ressort pas une définition officielle de l’ISR, qui vit sous le régime de l’auto-proclamation. Ce n’est pas une catégorie, qui serait définie par une autorité régulatrice telle que l’Autorité des marchés financiers (Amf), mais la posture d’un investisseur qui intègre des critères extra- financiers dans ses choix de titres.

Il n’y a donc pas « un » mais « des » ISR. Cette diversité est toutefois peu perceptible en France qui, sans culture de l’actionnariat ni des fonds de pension (souvent défricheurs en matière d’ISR), ne s’est choisie qu’un type d’ISR, se privant des nuances présentes ailleurs.

Comme point de départ à la réflexion, nous proposons de prendre appui sur une définition, simple et très ouverte : l’ISR investit dans ce qui est bon pour l’homme et la planète. Avec une telle définition, le champ des possibles s’élargit, laissant apparaître six « familles » d’ISR.


Les six familles de l’ISR


Un regard sur les pratiques d’ISR dans le monde permet de distinguer au moins six familles qui sont autant de manières différentes de le pratiquer.


— Les élèves de la notation

Les gestionnaires de ces fonds ne gardent que les entreprises les mieux notées dans chaque secteur économique, à partir de plusieurs centaines de critères dits Esg (Environnement, social et gouvernance) pondérés entre eux. C’est le fameux « Best in Class » lancé en 1995 par l’agence de notation suisse SAM.
En France, cette famille concentre l’essentiel des encours. Mais ce modèle se rapproche trop souvent des indices boursiers traditionnels et peine à démontrer sa plus-value extra-financière.


— Les pionniers du monde idéal

Ces fonds excluent purement et simplement les secteurs d’activité ou les sociétés impliquées dans des activités qu’ils considèrent comme inacceptables (alcool, jeux, tabac, armes) ainsi qu’à fort risque réglementaire ou de réputation (nucléaire, Ogm). C’est l’approche originelle de l’investissement dit « éthique ». Aux États-Unis, au XVIIIe siècle, le fondateur de l’Église méthodiste, John Wesley, fut le premier à dénoncer l’enrichissement issu d’activités « malsaines » et prônait la finalité éthique de l’argent, qu’il considérait comme le second point le plus important du Nouveau Testament.

Plusieurs exemples relèvent de cette inspiration. En 1928 naît le Pioneer Fund, qui excluait alcool et tabac, cette fois sous l’impulsion de l’Église évangéliste. En 1971, après le conflit du Vietnam, le fonds Pax World investit dans des activités non militaires. La même année, l’Episcopal Church appelle General Motors à quitter l’Afrique du sud. Nelson Mandela considère que cette pression a contribué à libérer son pays.

Historiquement anglosaxonne, minoritaire en France, cette approche profite de chaque crise environnementale ou sociale pour voir sa pertinence et sa diffusion renforcées.


— Les techniciens de l’environnement

Ces fonds entendent faire profiter les investisseurs des opportunités de croissance offertes par les énergies renouvelables ou alternatives, les économies d’énergies, la gestion efficiente des déchets ou encore la préservation de l’eau. Ils sont apparus en 1993 en France, dans la foulée du sommet de la Terre de rio, puis relancés par le rapport Stern en 2006, avec un accent mis sur le climat.


— Les avocats de l’engagement

Leur but est de dialoguer avec les entreprises pour les amener à une plus grande responsabilité. Le dialogue actif requiert beaucoup de temps et de moyens pour arriver à des résultats concrets. si cette « médiation » échoue, certains fonds peu- vent aller jusqu’à déposer des résolutions en assemblée générale.

C’est peu connu mais le premier fonds éthique français, lancé en 1983 à l’initiative de congrégations religieuses, se revendiquait de cette approche, fondée sur le dialogue et l’encouragement aux bonnes pratiques, plutôt que d’une logique d’exclusion. Plus récemment, des fonds d’engagement, davantage centrés sur la gouvernance des entreprises, sont apparus en 1997 en suisse avec Ethos et en 1999 en France avec Phitrust AI.


— Les marqueurs d’empreinte

Cette famille apporte la preuve de son exigence en mesurant la plus-value extra financière apportée, selon les critères ESG. Le plus souvent, il s’agira d’empreinte carbone (CO2) et sociale (croissance des effectifs et des salaires). Pourtant évidente, cette approche ne se diffuse pas en France. On peut citer toutefois les initiatives pionnières de Delubac Am/Axylia en 2006 et de l’ERAFP en 2013.


— Les acteurs de l’altruisme

La vocation de ces fonds est de permettre le progrès sociétal par deux voies majeures : le don (les fonds de partage au bénéfice d’une association existent depuis 1983 en France) et l’investissement sous forme de prêts ou en capitaux propres dans des fonds de micro-finance (à l’exemple de la Grameen Bank depuis 1975), de social business ou, depuis 2007, d’impact investing. En France, plus spécialement, les épargnants ont la possibilité de choisir des fonds dits solidaires dans le cadre de l’épargne salariale.

Cette observation historique souligne le glissement sémantique de l’éthique à l’ESG. Le particulier a été supplanté par le technicien, qui s’interdit tout regard moral et ne parle plus que de critères techniques. C’est une explication forte à la faible diffusion de l’ISR.


Les périls sociétaux nous prennent de vitesse


Les années 2000 sont marquées par une massification des problèmes qui inter- pellent l’ensemble des citoyens : changement climatique, pollution, pauvreté… On parle de risques systémiques. Avec le changement climatique, nous devenons tous écologistes. Avec le chômage de masse, nous avons une responsabilité collective et individuelle à devenir entrepreneurs pour créer des emplois.

Cette massification rend inopérante la démarche ISR « Best in Class », les meilleures sociétés d’un secteur ne pouvant s’extraire de la dimension systémique. Chaque secteur a ses externalités négatives que l’approche « Best in Class » ne permet pas de régler.

Les plus gros investisseurs entretiennent cependant une certaine inertie par leur grand conformisme, en donnant une prime à la taille plus qu’à l’innovation. Dans le secteur des télécommunications, tous les fonds ISR possèdent Orange (30 milliards d’euros de capitalisation boursière) mais pas Iliad/free (10 milliards d’euros) qui a pourtant créé une énorme valeur économique depuis cinq ans.

Avec la crise et les défis sociétaux, on observe le développement d’alternatives tels que les circuits courts, l’économie collaborative, la finance participative, etc. synonymes de moins de transports, de relocalisation des emplois dans les territoires, ces solutions ont pour nom Nest, Blablacar, Prêt d’union, Unilend, Anaxago, Wiseed, etc. Toutefois, à court terme, ces réponses paraissent plus aptes à redistribuer vite beaucoup de pouvoir d’achat qu’à créer autant d’emplois qu’elles en détruisent dans l’« ancienne » économie.


Les nouvelles formes du don


Le choc des taux directeurs monétaires à zéro est en train de changer la donne. Jusqu’en 2009, les placements de trésorerie ou obligataires rapportaient 4 %. Depuis 2013, les rendements ne dépassent pas 1 % et sont même négatifs, voire nuls, pour la trésorerie. Les fonds de partage historiques ne rapportent plus rien et ne sont donc plus en situation de générer des dons. Au bout de trente ans de bons et loyaux services, la Banque centrale européenne (BCE) a tué la finance de partage !

Mais la nature ayant horreur du vide, de nouvelles solutions apparaissent : à la caisse du supermarché ou sur son relevé bancaire, on peut arrondir les montants et verser cet arrondi à une association. Le principe des points de fidélité est remis au goût du jour par le Crédit agricole avec les Tookets, une monnaie virtuelle octroyée à ses clients et uniquement convertible en dons à des associations.

Outre la possibilité de souscrire le livret Agir du Crédit coopératif, pour conserver une volumétrie de dons, les banques proposent l’option solidaire, non pas sur un nouveau livret, mais sur l’ensemble des livrets déjà détenus par leurs clients (A, LDD…). C’est la solution retenue par la société générale et la Banque postale pour un total de 30 millions de livrets. Il est aussi possible de faire des dons à des associations ou fondations en utilisant une carte bancaire (Crédit agricole, Crédit coopératif, société générale notamment).

Le secteur bancaire traditionnel se doit de réagir plus fort encore. Le plus en avance paraît être le Crédit agricole, sous l’impulsion de son « laboratoire social » : la caisse régionale de Pyrénées Gascogne. Cette banque vient de lancer en juin dernier les dépôts à terme (DAT) écoresponsables qui garantissent une traçabilité vers quatre « paniers » durables : énergie, éco-logement, entre- prises responsables et agritourisme. C’est en partie du crowdfunding puisque c’est la banque qui prête et surtout porte le risque.


Le développement de l’impact investing


Les périls (et indirectement la BCE) poussent à une autre évolution : donner du contenu et du sens à son capital puisqu’il n’est plus possible de le faire avec ses revenus. La BCE tue la philanthropie financière mais va être le catalyseur du décollage de l’impact investing. Plutôt que ses revenus, c’est désormais le capital lui-même qui va être mobilisé !

L’impact investing consiste à investir dans une entreprise, une organisation ou un fonds dans le but de générer un impact social et environnemental positif, tout en générant un retour financier. Il se différencie de l’ISR qui consiste à minimiser l’impact négatif, social ou environnemental, des entreprises dans lesquelles on investit. Le concept d’impact investing est né en 2007, grâce à la fondation Rockefeller, qui a initié les premiers projets sur ses propres fonds.

Son développement bénéficie de facteurs favorables : la rareté grandissante des subventions publiques ainsi que sa relative décorrélation d’avec les marchés financiers et les cycles de l’économie traditionnelle, l’activité à la base de la pyramide économique n’ayant pas de lien direct avec la conjoncture économique.

Les secteurs les plus concernés sont :

  • l’aide au développement, essentiellement la microfinance (21 % des projets) ;
  • le développement durable, essentiellement les énergies renouvelables (11 % des projets) ;
  • le logement, qui pourrait devenir le premier secteur mondial à l’horizon 2020 ;
  • l’inclusion sociale (12 % des projets autour de l’éducation, la santé, l’accès à l’information) avec par exemple, au Royaume-Uni, le fonds d’investissement Social Entrepreneurs Fund de Bridge Ventures.


Globalement, 70 % des financements vont dans les pays émergents et seulement 30 % dans les pays développés. Les investissements dans les pays émergents se font principalement en Amérique latine (30 %), en Afrique subsaharienne (12 %), en Asie du sud et du sud-Est (11 %).

Des institutions de financement du développement, des fonds de pension, des institutionnels, des grandes fortunes apportent les plus forts capitaux. Plusieurs gestionnaires affichent des encours supérieurs à 100 millions de dollars : responsAbility, Developing World markets, Accion, Bamboo finance. En France, les gestionnaires n’atteignent pas cette barre. On distingue les gestionnaires historiques (Mirova, Amundi, BNP ErE) qui mettent l’accent sur l’insertion professionnele (marqueur très français) des nouveaux entrants aux approches plus anglo-saxonnes : I&P, Citizen Capital, Alter Equity, Phitrust Partenaires, Comptoir de l’Innovation Investissement.

Le taux net de retour sur investissement varie de 0 % à 22 %. Les financeurs interviennent principalement sous forme de dette (62 %) ou en fonds propres (24 %). Les Social Impact Bonds (nés au Royaume-Uni) ne pèsent que 0,3 % des fonds investis.

Aujourd’hui, on estime que les fonds d’impact investing représentent un encours de 100 milliards de dollars. En France, 600 millions d’euros sont directement investis dans des entreprises solidaires (estimation Axylia à partir du baromètre Finansol 2014). 2014 est l’année du décollage : l’Union mutualiste retraite investit 10 millions d’euros dans un fonds de microfinance, Aviva France 10 millions d’euros en impact investing et Axa 150 millions d’euros dans un Social Impact Fund.

Avec l’affichage de l’impact social comme ambition première, sa mesure devient alors un sujet primordial. Le calcul du retour « social » sur investissement reste complexe, non harmonisé et sujet à débat.
 

Un peu de prospective

Pour les années à venir, il paraît possible de compter sur les évolutions suivantes :

  • un repli des approches durabilistes, parce qu’elles s’opposent au principe de liberté et sont paradoxalement anxiogènes, en ce sens qu’elles renvoient à un discours de restriction les solutions de demain devront générer de l’empathie et de la confiance ;
  • le succès de solutions concrètes dont le citoyen est acteur, et où il voit l’impact de son action : les économies d’énergie en sont un bon exemple même si, pour l’instant, rien n’a été proposé de très concret avec l’envergure nécessaire ;
  • les financements des besoins « Nord-Nord » (seulement 30 % des volumes de l’impact investing) seront plus présents ;
  • les régions deviennent des territoires, qui représentent les nouveaux périmètres pour les réponses aux défis que nous devons relever ;
  • la percée du fléchage local à travers des outils modernes comme le crowdfunding ou plus massifs comme les dépôts bancaires (DAT2/CAT3) ;
  • l’émergence de nouveaux acteurs : les banques sont entrées depuis 2008 dans une période de « détricotage » pour ramener leur bilan à une taille plus réduite, actuellement 3,5 fois le PIB de la France, et le législateur organise la fin de leur monopole en autorisant le crowdfunding ou les fonds de prêts ;
  • les labels qui adopteront des approches malthusiennes vont souffrir, car l’ampleur des enjeux justifie une massification des produits d’impact.


Trente-et-un ans après Nicole Reille, initiatrice du premier fonds éthique, il faut saisir la possibilité, notamment pour chacun des 66 millions de français et pour le million d’associations et de fondations, de redevenir cohérents avec eux- mêmes. Trop souvent, en France comme aux États-Unis, cette cohérence fait défaut. La main gauche oublie voire défait ce que la droite construit.

Les associations, qui portent des valeurs (environnement, social…), doivent porter la cohérence jusque dans leurs réserves financières. sans directives, les financiers placent selon leur bon vouloir et financiarisent l’économie jusqu’à la déconnecter de l’économie réelle. Chacun doit redevenir acteur de son épargne. Il faut monter son niveau de culture financière, se réapproprier les décisions en matière de placements et comprendre les produits pour ne pas laisser au financier le monopole de la prescription de produits, à son unique profit. C’est à ces conditions que l’on pourra voir reculer, selon les mots de Nicole Reille, le « capitalisme sauvage ».
 

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