Numérique et médias Enjeux sociétaux

Le numérique dans les territoires ruraux

Tribune Fonda N°223 - Territoires et réseaux : vers de nouvelles structurations - Septembre 2014
Sarah Pecas
Le développement des usages du web transforme profondément notre société. Alors qu’un tiers des humains sont reliés à Internet au niveau mondial, celui-ci devient le lieu privilégié pour se rencontrer, se connaître, devenir amis, partager des passions, s’informer ou défendre des causes. Que cela inquiète et/ou enthousiasme, la culture numérique a pris une place croissante dans notre société.

Si les associations sont aujourd’hui en grande majorité sur Internet pour offrir une vitrine à leurs actions, si elles sont de plus en plus nombreuses sur les réseaux sociaux, peu utilisent les possibilités ouvertes par le numérique, au-delà des échanges de mail, pour mener à bien leur ambition de faire ensemble, de coopérer. Néanmoins, quelques associations des territoires ruraux ont décidé d’utiliser au mieux les opportunités offertes par le développement du numérique pour s’associer.


Associations et numérique : je t’aime... moi non plus ?


Les relations entre associations et numérique ne peuvent être disjointes de l’ambiguïté qu’entretiennent les associations avec la communication. Celle-ci, entre intérêt et défiance réciproques, n’est pas récente et existait avant même l’avènement du numérique, d’Internet et des réseaux sociaux. Si les associations sont conscientes de la nécessité de donner à voir leur action, elles se méfient souvent d’une communication jugée trop réductrice, voire « mensongère », confondue avec la publicité ou le marketing, qui apparaissent parfois éloignés des valeurs et finalités associatives. Le numérique n’échappe pas à cette méfiance.

Pourtant, le numérique et les possibilités de coopération à distance qu’il ouvre peuvent être une chance pour les associations, notamment celles qui se réclament de l’éducation populaire. Le numérique offre de nouvelles perspectives en termes d’actions : on pense notamment aux pétitions en ligne ou à la levée de fonds via Internet mais aussi, en terme de méthodes, au travail collaboratif et au partage des connaissances. Le numérique est donc pour ces associations un outil mais aussi un enjeu, un domaine à maîtriser pour permettre à chacun d’être acteur de la toile.

Sans aucun doute, sur les territoires ruraux où les mobilités sont moins aisées, le numérique peut permettre de travailler avec d’autres, des voisins mais aussi des acteurs d’autres territoires. Ainsi, l’Adrets(1), Association pour le développement en réseau des territoires et des services, soutient depuis plusieurs années le développement d’outils collaboratifs à distance, tels que la visiocommunication, pour permettre une animation de réseau plus efficiente et efficace. Les années d’expériences et les projets ont permis de formaliser des guides pratiques, annuaires et conseils, pour s’équiper et utiliser au mieux la « visio ».


Les outils numériques au service du travail coopératif, l’exemple des Foyers ruraux

Depuis sa création en 1946, la Confédération nationale des foyers ruraux et associations de développement et d’animation du milieu rural (Cnfr) cherche à fédérer l’ensemble des associations impliquées dans l’animation du monde rural qui se reconnaissent dans les valeurs de l’éducation populaire. Environ deux tiers des associations adhérentes au mouvement sont des foyers ruraux, dont l’objectif est de rassembler l’ensemble des habitants des villages autour d’activités très diversifiées. Le dernier tiers (environ 1 000 associations) est constitué d’associations rurales, qu’elles soient généralistes ou spécialisées (tourisme vert, valorisation du patrimoine, théâtre amateur, diffusion culturelle en milieu rural, animation jeunesse, etc.). Dans les régions, les départements, parfois dans les pays, ces associations sont fédérées au sein de 15 unions régionales, de 46 fédérations départementales, ou de foyers de grands secteurs. Ces regroupements accompagnent les associations dans leur développement et leurs projets, mènent des actions de formation des responsables associatifs, assurent et créent une dynamique de développement à l’échelle de leur territoire. Pour un réseau présent sur l’ensemble du territoire, l’enjeu est important de pouvoir communiquer entre pairs, permettre de mieux faire connaître ses actions et ses positions, faire vivre la démocratie interne ou alimenter et susciter les débats. Le réseau s’est donc très vite, du fait des difficultés de mobilité propres à certains de ses territoires d’action, intéressé aux opportunités offertes par le numérique.


Dès la fin des années 1990, les Foyers ruraux s’initient à First Class, système d’Intranet alors utilisé et promu par le ministère de l’Agriculture. À travers ce système, ouvert à des acteurs salariés et bénévoles des Foyers ruraux, le réseau bénéficie d’une plateforme mail et développe des conférences thématiques, groupes de discussion entre abonnés du First Class des Foyers ruraux.

Cet outil, s’il est relativement fermé et permet aux seuls acteurs autorisés des Foyers d’échanger sur tel ou tel sujet, a permis aux uns et aux autres de prendre l’habitude de faire ensemble grâce au numérique. Cependant, développé par des acteurs non associatifs et peu accompagnés dans son appropriation par les membres du réseau, il est largement sous-utilisé.


Parallèlement, des fédérations ou des foyers, n’étant pas complètement satisfaits de First class, ont cherché des alternatives, notamment parmi les logiciels libres. Pour certains, ils ont développé leur propre Intranet en dehors de la Confédération. Ils utilisent des outils numériques, comme des espaces d’écriture collaboratif, le pad développé par Framasoft, par exemple, qui permet, en amont d’une réunion, d’établir collectivement l’ordre du jour, d’informer de sa venue ou non, puis, pendant la réunion, d’écrire le fil de son déroulement, permettant aux personnes ne pouvant être physiquement présentes de participer puis, après la réunion, d’établir dans les plus bref délais un compte rendu sur la base de ce fil.

Au début des années 2010, la Confédération prend conscience que cet outil n’est plus adapté à son mouvement au vue des possibilités désormais offerte par les logiciels libres. Comme il n’est pas modulable, la seule solution est de créer un autre outil, d’autant que les possibilités techniques se sont élargies.

La Cnfr lance alors une importante réflexion autour du développement d’un nouvel Intranet, avec trois objectifs complémentaires :
– partir des usages pour développer un outil adapté au réseau ;
– utiliser cette réflexion pour interroger les pratiques collaboratives, essentielles à l’éducation populaire ;
– interroger la place d’acteurs de l’éducation populaire dans les usages et productions numériques.


Un groupe de travail se met en place, associant bénévoles et salariés, de différents niveaux de connaissance des outils informatiques, sur la base du volontariat. Un premier travail, lancé en janvier 2014, explore les usages de First Class par les adhérents ainsi que les autres outils déjà utilisés dans le réseau.
Le groupe de travail a rapidement souhaité être accompagné par des spécialistes de la collaboration, notamment grâce à des outils numériques. L’association Outils-Réseaux l’a ainsi guidé dans la jungle des outils existants.

Parmi les outils existants, la Confédération a décidé de développer une plateforme yeswiki des foyers ruraux, ouverte plus largement qu’à ses adhérents : Rur@lcoop.

Rur@lcoop a trois ambitions :
– échanger, à travers des outils de messagerie et un répertoire partagé ;
– partager, à travers des outils d’agenda, d’inscription en ligne à des événements, de portes documents et de veille partagée ;
– collaborer, à travers des espaces de travail : les participants de chaque espace peuvent y regrouper tous les documents et outils collaboratifs dont ils ont besoin, présenter leur projet et le faire vivre ; les contenus peuvent être accessibles à tous ou aux seuls membres du groupe ; le choix des outils et des règles d’accessibilité sont définis par le groupe lui-même.

Pour répondre à ces trois ambitions, une boite à outil collaborative est mise à disposition, où chacun est invité à piocher les outils dont il a besoin mais aussi à partager d’autres outils ou des témoignages sur leurs usages.

À terme, Rur@lcoop sera à la fois une vitrine des actions mais aussi, et surtout, un espace pour travailler à distance, organiser des conférences téléphoniques ou vidéo, prendre des notes et les partager pendant les réunions, co-écrire des documents, mener des enquêtes, etc. Il sera à disposition de la Cnfr, de ses fédérations, de ses associations et structures adhérentes mais aussi de ses partenaires impliqués dans le développement rural et qui partagent des valeurs communes.


Trois questions à Louise Didier, chargée du projet Rur@lcoop à la Cnfr

Quand on pense « Foyers ruraux », on imagine un mouvement de bénévoles ruraux issus de générations qui ont découvert Internet sur le tard. Comment favoriser, alors, l’appropriation d’un outil numérique ambitieux ?


Louise Didier : Tout d’abord, cette image ne se vérifie pas dans la pyramide des âges des adhérents de l’association : 30 % ont moins de dix-huit ans et 30 % plus de soixante. Pour revenir à ces générations qu’on n’imagine pas naturellement sur Internet, si ces bénévoles n’étaient pas aussi attachés au mouvement et à ses actions, ils n’iraient pas sur leur ordinateur pour coopérer. Il s’agit aussi d’être très pédagogique dans la démonstration que ces outils numériques sont un moyen de faire ensemble autrement, de revenir à un mode collaboratif proche des fondements de l’éducation populaire et qu’ils n’entendent pas remplacer les moments conviviaux partagés et la tradition d’oralité.
Par ailleurs, il ne s’agit pas d’être dans une démarche où l’on bouscule trop les habitudes, mais plutôt de proposer une boîte à outil où piocher, sans forcer personne à tout utiliser tout de suite.

Enfin, la mise en œuvre est accompagnée de formations, de tutoriels, imaginés à partir de nos expériences passées en la matière.
Et il ne faut pas oublier que certains bénévoles et salariés des Foyers sont très avancés dans leurs usages des outils numériques.

Quels sont, à vos yeux, les enjeux d’une meilleure appropriation du numérique par les acteurs associatifs ?

L.D. : Aujourd’hui, la plupart des associations utilisent le numérique dans leur communication. L’enjeu est d’aller au-delà de la valorisation, en utilisant le numérique pour faire ensemble. C’est d’autant plus vrai aux Foyers ruraux où l’enjeu est de faire mouvement et où les personnes sont très éparpillées sur l’ensemble du territoire. Il s’agit de permettre aux plus isolés de prendre part aux débats et aux décisions, c’est donc un enjeu démocratique ! Mais le numérique est également très utile pour faire plus avec moins en ces temps de disette budgétaire. Il permet notamment d’organiser moins de réunions physiques chronophages et coûteuses, tout en continuant à travailler ensemble entre les réunions physiques.

Quels sont les conseils que vous donneriez à une association souhaitant développer son propre intranet ?

L.D. : Il ne faut surtout pas imaginer un système idéal à quelques-uns, qui serait ensuite figé. Il faut donc commencer par comprendre qui utilisera cet outil, partir des usages, des envies d’apprendre et se laisser la possibilité d’évoluer avec les utilisateurs et leurs besoins. Il faut savoir aussi conserver les outils existants qui fonctionnent et les inclure dans les fonctionnalités du nouvel outil développé.

Enfin, il faut être curieux. De nombreux outils existent, de nombreux acteurs s’intéressent à la question. Il faut apprendre à les connaître et surtout ne pas complexer parce que nous ne serions pas spécialistes en informatique. Notre expertise, c’est notre propre pratique !
Cependant, il ne faut pas hésiter à être accompagné. Ainsi aux Foyers ruraux nous avons fait appel à l’association Outils-Réseaux(2) qui mène des actions pour initier et accompagner les pratiques coopératives, en s’appuyant sur des outils Internet.



Eclairage : Un yeswiki, qu’est-ce que c’est ?
YesWiki est un logiciel libre permettant de créer et de gérer un site Internet ou intranet coopératif.
YesWiki permet, avec n’importe quel navigateur web :
- de créer, supprimer, modifier, commenter des pages du site, quel que soit le nombre d’éditeurs et de pages ;
- de gérer les droits d’accès aux différentes pages (lire, écrire, commenter), par utilisateur ou par groupe d’utilisateur ;
- d’élaborer la mise en page des contenus de manière intuitive et très visuelle, sans aucune connaissance informatique ;
- de publier instantanément toute création ou modification de page ;
- d’analyser, de gérer l’ensemble du site à partir de fonctions simples : plan du site, listes des utilisateurs, listes des dernières pages modifiées, etc ;
- d’adjoindre à une page tout fichier bureautique ou multimédia avec affichage ou lecture du contenu pour les images, sons, vidéo, carte mentales ;
- d’ajouter des nouvelles fonctionnalités (gestionnaire de base de données, mots-clef, microblog, veille partagée, etc.).



1. L’association Adrets a été créée en 1999 par des collectivités locales et des associations gestionnaires de Points publics pour développer le réseau des points d’accueil de proximité dans les Alpes du Sud. Elle réunit aujourd’hui des structures intercommunales et des acteurs du développement local sur l’ensemble du massif alpin. Son objectif est de développer l’accès aux services à la population dans les territoires ruraux.
2. Son site Internet permet d’en savoir plus http://outils-reseaux.org/PagePrincipale. Il propose notamment de télécharger le livret Trucs et astuces pour impulser de la coopération qui a pour objectif de « proposer des cadres théoriques, quelques méthodes et outils pour vous donner envie de faire monter le curseur de la coopération autour de vous ». www.outils-reseaux.org/communication/Ebook/TrucAstucesCooperation-web.pdf

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