La maîtrise de la marche comme approche systémique du changement
Saviez-vous qu’un être humain tombe en moyenne 2000 fois avant de maîtriser la marche ? Et pourtant, dans la plupart des cas, l’enfant qui grandit va apprendre à marcher. Est-ce la curiosité, le dépassement de soi ou l’instinct de survie qui motivent un petit être humain à mettre un pied devant l’autre ?
Dans la maîtrise de la marche se cache une formidable analogie de quelques principes de l’approche systémique du changement : identifier un problème de manière globale en s’attaquant à la racine, dans notre cas, l’immobilité physique donc la nécessité d’utiliser son corps, ensuite développer des coopérations multipartites comme tenir la main d’un autre être humain, entrer dans un processus itératif comme ramper, onduler, se dresser, et enfin se lancer vers un meuble stable, bref faire preuve de créativité pour résoudre sa difficulté.
Et si finalement, ce qui décuplait son pouvoir d’agir était bien moins visible que ce que l’on imagine, mais bien plus structurant à long terme ? Face à l’enfant qui se dresse puis qui chute, c’est le regard bienveillant d’un parent qui saura fortifier les jambes encore fragiles et effacer la douleur des chutes. C’est ce regard qui guide l’effort, celui qui fait preuve d’empathie, qui ne disqualifie pas en cas d’échec, qui n’impose pas la dépendance, mais l’interdépendance de tous.
Le pouvoir d’agir de chacun d’entre nous se révèle au cœur de la notion d’approche systémique, par l’un de ses plus puissants principes : l’encapacitation1 des personnes qui subissent le problème.
Le changement systémique défini par Ashoka
Des mots du rappeur Orelsan2 aux épisodes de la série Grey’s Anatomy3 , qui n’a pas déjà entendu le terme changement systémique au cours de ces dernières années ? Il est souvent convoqué pour désigner un statu quo à modifier, notamment toute forme de discrimination ou d’inégalités de traitement entre les êtres.
Depuis plus de 40 ans, l’organisation non gouvernementale (ONG) Ashoka identifie des personnes et des collectifs qui agissent à la transformation des représentations du monde pour le bien de tous. En d’autres termes, ces fellows Ashoka tentent un changement de système.
Leur manière d’agir : résoudre un problème de société élémentaire, comme l’accès au logement, à l’éducation, à l’emploi, à l’alimentation, à un environnement durable ou aux soins. Ils mettent au cœur de la solution ceux qui pâtissent de la difficulté, tout en travaillant un changement de représentation et des modes de collaboration.
Souvent qualifiés d’entrepreneurs sociaux, ils ne correspondent pourtant pas à la représentation de l’entrepreneuriat dans l’inconscient collectif, celle d’une lucrativité, d’un enrichissement personnel et d’une réussite solitaire. La plupart des innovateurs sociaux soutenus par Ashoka ont démarré par la création d’une association, car œuvrant pour l’intérêt général.
Documenter l'approche systémique du changement
L’observation des comportements et pratiques des innovateurs sociaux a permis à Ashoka de documenter le déploiement de l’approche systémique du changement.
Certains outils comme l’arbre à problème pointent les causes profondes du dysfonctionnement et ses conséquences pour ensuite travailler avec le modèle dit des 5R par USAID4 . Réadapté par Ashoka, il s’agit d’une cartographie des ressources clés du système, de leurs rôles, leurs relations et leur influence sur les règles pour évaluer les résultats attendus.
Les approches des fellows Ashoka ont été répertoriées en quelques stratégies mettant en lumière l’approche systémique du changement, comme :
- Encourager les individus à croire en leurs propres capacités. Donner à une personne l’occasion d’agir et de faire la différence, aussi petite soit-elle, actionne un engagement à long terme envers le changement.
- Soutenir le développement d’une identité d’acteur du changement. Cette identité influe aussi bien sur leurs communautés, leurs efforts professionnels que leur développement personnel et leur qualité de vie.
- Démultiplier les partenariats. Les fellows Ashoka n’hésitent pas à renoncer au contrôle et à la propriété de leurs idées pour les voir se répandre le plus loin possible. 82 % des fellows Ashoka ont d’ailleurs vu leurs innovations reproduites par le biais de partenariats stratégiques, d’open source ou de licences, entre autres méthodes5 .
- Influencer les mentalités, les représentations sociétales et les normes culturelles. Les fellows Ashoka aident ainsi à voir et à agir en fonction des changements sociaux qui profitent à tous.
- Construire des écosystèmes qui soutiennent le changement. Ces écosystèmes peuvent être composés d’acteurs aussi divers que des bailleurs de fonds, des entreprises, des gouvernements, des organisations de la société civile, des entreprises de médias et des universités.
Aller plus loin dans la construction d'écosystèmes : l'initiative Racines
L’initiative collective Racines est une émanation de cette dernière stratégie en écosystèmes. Elle rassemble cinq fondations6 , Ticket for Change7 , un chercheur de l’Essec et des membres de l’organisation Ashoka France.
Depuis 18 mois, ce projet encourage la philanthropie à se saisir de l’approche systémique du changement que portent certains innovateurs sociaux.
Les pratiques encouragées sont des éléments fondamentaux de l’approche systémique, comme des financements de minimum 3 ans, l’absence d’appels à projets ou le déploiement d’un lien relationnel davantage que transactionnel.
En filigrane, cette initiative interdisciplinaire agit sur le renforcement du rôle stratégique de la philanthropie comme financeur de R&D de politiques publiques.
Tout comme il faut un village pour accompagner un enfant à marcher, un écosystème entier est nécessaire pour transformer profondément la société.
- 1Traduction du terme anglo-saxon empowerment, l’encapacitation est la mobilisation de ressources endogènes pour mener l’action, soit rendre un individu capable de trouver la solution à son problème. Ce terme est parfois également traduit par empouvoirement ou développement du pouvoir d’agir.
- 2Dans sa chanson « L’odeur de l’essence » parue en 2022 sur l’album Civilisation, Orelsan déclare « Tout est réac
- 3Le nom de cette série télévisée médicale américaine, créée par Shonda Rhimes et diffusée depuis 2005, est par ailleurs une référence à Gray’s Anatomy de Henry Gray. Publié en 1858, c’est le premier manuel d’anatomie systémique.
- 4USAID, The 5Rs Framework in the Program Cycle, [en ligne], octobre 2016.
- 5Ashoka, Étude d’impact des fellows — 2022, [en ligne], mai 2022.
- 6La Fondation de France, la Fondation Entreprendre, la Fondation Bettancourt Schueller, Entreprendre et + et la Fondation BNP Paribas.
- 7Dont le fondateur Matthieu Dardaillon est par ailleurs fellow Ashoka.