Imaginons une entreprise cotée qui annonce l’acquisition d’une autre entreprise cotée. Quel sera le « récit » pour convaincre les marchés financiers du bien-fondé de l’opération ? Il faudra prouver que 1 + 1 > 2, c’est-à-dire que l’opération crée de la valeur pour les actionnaires des deux entreprises. Plusieurs arguments seront incontournables : l’opération permettra des économies grâce aux synergies et à la rationalisation, elle améliorera la marge opérationnelle du nouvel ensemble et générera davantage de cash, elle sera créatrice de valeur à long terme, mais aussi à court terme, etc.
Ce récit sur la création de valeur est aujourd’hui familier, mais nous savons qu’il est incomplet.
Il ne prend en compte que le bénéfice de l’actionnaire. Il ignore le bilan de l’opération pour la société et l’environnement. Si l’on traduit «synergies» en langage courant, cela veut dire réduction des effectifs, parfois du nombre de sites, et augmentation de la pression sur les fournisseurs et les sous-traitants. Quant à la « rationalisation », elle peut consister à transférer des activités dans des pays où les normes environnementales et sociales sont moins contraignantes et moins coûteuses. Autant d’externalités négatives dont on reporte le coût hors de l’entreprise : coûts sociaux, coûts financiers, coûts économiques, coûts sanitaires, etc.
Inversement, le prix de l’action ne prendra pas en compte la totalité de la valeur créée par l’opération. L’augmentation de l’efficacité de la R&D aura des effets positifs sur la capacité d’innovation et l’attractivité des territoires qui accueillent les équipes. Si l’entreprise qui réalise l’acquisition apporte avec elle des politiques plus vertueuses de gestion des ressources humaines, par exemple en matière d’anticipation des besoins en compétences, d’équilibre femme-homme, et de diversité, c’est un bénéfice que la mesure de la performance financière ne prendra pas complètement en compte, alors qu’il est positif pour la résilience à long terme de l’entreprise et la société dans son ensemble.
Même chose dans la lutte contre le changement climatique et la protection de la biodiversité : l’analyse d’une acquisition devrait intégrer l’impact de l’acquisition sur l’un et l’autre de manière objective, transparente et simple.
COMMENT MESURER LA PERFORMANCE NON- FINANCIÈRE DES ENTREPRISES ?
Face à cette imperfection, deux solutions : se lamenter, hurler au scandale des marchés financiers et dénoncer les entreprises qui se plient à ces contraintes, ce qui risque d’être peu efficace à court, moyen et long terme, ou bien chercher à compléter l’information financière par une mesure de la performance non-financière, en l’organisant de telle sorte que les investisseurs et les marchés financiers puissent la prendre en compte dans leurs arbitrages. C’est tout l'enjeu de la révolution de l’impact. C’est l’un des principes fondateurs de la coalition Business for Inclusive Growth (B4IG), une coalition de 40 grandes entreprises internationales, lancée à l’occasion du G7 de Biarritz en août 2019 pour agir contre les inégalités en partenariat avec l’OCDE.
De quoi parle-t-on ? Le mot impact vient de la forme passive du verbe latin impingere (impactum) qui signifie « frapper contre », « jeter contre», ou «pousser violemment». L’impact (impactum) est la personne ou la chose qui a été jetée ou poussée par un sujet qui lui est extérieur. On retiendra de cette étymologie l’idée de violence, mais surtout d’extériorité.
L’impact est un effet, distinct de ce qui en est la cause. L’impact est un résultat, et plus encore l’effet de ce résultat sur une matière qui est extérieure à l’origine de la poussée.
En termes économiques, l’impact est une externalité, positive ou négative, provoquée par une activité. Il n’est pas l’activité elle-même, ou les efforts réalisés pour obtenir le résultat. L’impact est le résultat ou l’effet de ce résultat sur l’environnement et la société dans son ensemble. Cette distinction est clé pour bien comprendre la différence entre les notions d’impact et d’ESG reporting (Environnemental, Social and Governance Reporting), et mesurer le potentiel de l’impact pour réformer le fonctionnement des entreprises, des marchés financiers et des politiques publiques.
L’IMPACT PEUT RÉFORMER LE FONCTIONNEMENT DES ENTREPRISES, DES MARCHÉS FINANCIERS ET DES POLITIQUES PUBLIQUES
Tout l’enjeu est de mesurer de manière transparente et simple (ce qui ne veut pas dire simpliste) les externalités positives et négatives des entreprises, de monétiser le résultat, et de l’intégrer dans l’évaluation globale de la performance d’une entreprise. Le reporting ESG est un jalon dans cette évaluation de la performance non-financière de l’entreprise. Il pourrait devenir bientôt moins confus et plus efficace grâce au mouvement lancé depuis plusieurs mois pour harmoniser et parfois fusionner les nombreux standards existants.
Mais le reporting ESG n’est pas la mesure de l’impact. Il est avant tout un outil d’anticipation, de gestion et d’atténuation des risques.
Il comporte davantage d’indicateurs de moyens que de résultats. Par ailleurs, sa composante « S » (Social) reste faible en comparaison du « E » (Environnement) et du « G » (Gouvernance). Si le reporting ESG constitue donc une avancée importante, et indispensable, sans comptabilité d’impact nous resterons cependant au milieu du gué.
Les entreprises les plus engagées dans la promotion d’une croissance plus soutenable et plus inclusive suivent aujourd’hui avec une grande attention l’accélération actuelle des travaux sur la mesure de l’impact. Convaincues qu’elles ont un rôle central à jouer et qu’elles doivent se coordonner avec les gouvernements pour lutter contre les inégalités et réduire les atteintes au climat et à la biodiversité, elles considèrent qu’il est essentiel d’évaluer l’impact de leur activité pour faire converger leurs intérêts avec ceux de l’ensemble des parties prenantes.
Mesurer l’impact de l’entreprise c’est prendre conscience que la performance d’une entreprise doit également mesurer sa capacité à contribuer aux actions contre le réchauffement climatique, à la préservation de la biodiversité, et à la lutte contre les inégalités. Dans le contexte actuel de crise climatique et sociale sans précédent, ces travaux sont plus nécessaires que jamais.
C’est aujourd’hui ce que les citoyens et les consommateurs demandent, mais aussi les investisseurs.
Ces derniers veulent pouvoir répondre aux clients de plus en plus nombreux qui veulent investir dans des produits responsables. Ils constatent d’autre part que les entreprises qui ont le souci de leur impact maîtrisent mieux leurs risques, ont des chaînes d'approvisionnement plus stables et plus sûres, bénéficient d’un niveau d’adhésion de leurs employés et de leurs clients plus élevé, et sont de ce fait plus résilientes.
Il manque toutefois aux investisseurs un outil simple, clair, transparent et harmonisé de mesure des externalités d’une entreprise, un outil qui leur permettrait d’intégrer la mesure de l’impact de la même manière qu’ils intègrent la mesure du rendement et des risques dans leurs décisions. C’est tout l’enjeu de la valorisation monétaire de la mesure de l’impact, qui ouvrira la voie à une comptabilité d’impact complétant la comptabilité financière. Monétiser la mesure de l’impact, c’est permettre la comparaison entre les performances sociales et environnementales des entreprises.
C’est également ouvrir la voie à un renouvellement des politiques publiques, en mettant à la disposition des gouvernements des outils bien plus fins et adaptés à la complexité de nos sociétés, pour influencer les décisions des entreprises.
La comparabilité des performances sociales et environnementales grâce à une méthodologie commune ouvrirait de nouvelles perspectives. Par exemple, la comptabilité d’impact permettrait au législateur de tenir compte du bilan environnemental d’une entreprise pour définir son niveau de taxation plutôt que de taxer uniformément toutes les activités polluantes. Elle rendrait possible de nouvelles politiques de promotion de la diversité ou d’incitation à la formation fondées sur l’impact des pratiques sociales de l’entreprise, ou de nouvelles politiques de santé publique fondées sur l’impact sanitaire d’un produit.
Moins d’obligations de procédures ou de moyens, une fiscalité et des réglementations corrélées à l’impact positif ou négatif d’une entreprise ou d’un produit, tels sont les nouveaux principes sur lesquels nous pourrions repenser les politiques publiques.
DE LA NÉCESSITÉ DE PENSER DE NOUVEAUX MODÈLES
Sommes-nous prêts pour un tel changement ? Avant-même la crise liée au COVID-19, nombre d’acteurs économiques étaient déjà convaincus de la nécessité de s’orienter vers de nouveaux modèles de croissance, plus soutenables et plus inclusifs. La pandémie a accéléré la prise de conscience. Les temps de crise ouvrent souvent la voie à des changements majeurs qu’on refusait peu de temps avant.
Cela peut être le cas pour la mesure de l’impact de l’activité économique. Souvenons-nous que le krach de Wall Street en 1929 avait fait prendre conscience du manque de fiabilité des informations financières sur les entreprises et déclenché le mouvement de normalisation comptable. C’est en 1933 que fut introduit aux États-Unis le principe selon lequel les entreprises devaient appliquer les « principes comptables généralement admis » (Generally Accepted Accounting Principles - GAAP) et les faire vérifier par des auditeurs indépendants.
Fixons-nous le même objectif pour la comptabilité d’impact.
Nous y parviendrons par étape. L’OCDE a ouvert la voie avec ses travaux sur la croissance inclusive et la mesure du bien-
être appliqué aux entreprises. La coalition Business for Inclusive Growth (B4IG) travaille en partenariat avec l’OCDE et plusieurs équipes universitaires sur la mesure de l’impact social des entreprises. De plus en plus d’entreprises se dotent d’une expertise sur le sujet. Une méthodologie de mesure et de valorisation de l’impact commence à émerger grâce aux travaux les plus avancés.
Parviendra-t-on à une mesure fidèle de la réalité ? Non. Mais qu’est-ce qu’une vérité comptable ? La comptabilité financière est l’application de principes qui peuvent varier dans le temps (les normes comptables ne sont pas immuables) et dans l’espace (les normes américaines ne sont pas exactement les mêmes que les normes européennes). Il en sera de même pour la comptabilité d’impact. Le tout est de lancer le mouvement, avec l’objectif d’aboutir rapidement à une méthodologie harmonisée couvrant les questions clés. Pour cela, entreprises et gouvernements doivent avancer ensemble, dès maintenant.