Arrêtons-nous d’abord sur cette idée que la démocratie est en crise. Lorsqu’il est question de « crise de la démocratie », on parle surtout d’un certain modèle de démocratie représentative, d’un système électoral particulier et d’un ensemble d’institutions officielles.
Le fait que les citoyens désertent massivement ces institutions est interprété comme une démobilisation totale de la vie politique. Or, ces institutions ne constituent pas le tout de l’engagement politique.
L’engouement croissant que suscitent les associations et toutes les autres formes d’engagement infirme la thèse d’une démobilisation citoyenne1 .
Quand on regarde la situation politique avec recul, c’est plutôt du côté des décideurs qu’il faut chercher les obstacles à la vie démocratique : étouffement ou répression de mouvements sociaux, intimidations judiciaires, coupes budgétaires qui mettent en péril le tissu associatif existant2 … Si crise démocratique il y a, ce n’est pas forcément là où on l’identifie généralement. Le numérique n’est pas étranger à cette crise ; à bien des égards, il l’alimente.
Instrumentalisation à des fins lucratives
Ce qu’on appelle numérique recouvre des technologies très différentes : smartphone, intelligence artificielle, data center, réseau 5G… Or, un point commun à ces technologies est que leur développement exige d’importantes ressources matérielles — notamment financières et minières — auxquelles seules les grandes entreprises ont accès. Les dispositifs technologiques conçus à l’heure actuelle dépendent de multinationales de plus en plus puissantes et hégémoniques, et c’est dans leurs mains que les gouvernements remettent ce qui relève du commun.
Ainsi, en France, la planification des campagnes de vaccination est laissée à Doctolib qui héberge ses données chez Amazon Web Services. Jusqu’à très récemment, il était aussi question d’héberger chez Microsoft le Health Data Hub, plateforme qui centralise l’ensemble des données du système de santé français. Pourtant, les récents scandales le montrent encore : ces grandes entreprises défendent des intérêts qui leur sont propres et qui coïncident rarement avec l’intérêt général3 .
Des logiques similaires se retrouvent dans le secteur public, comme en témoigne la dématérialisation massive des démarches administratives, qui répond d’abord à une politique de réduction des coûts et qui se révèle à plusieurs titres contre-productive.
Les personnes les plus vulnérables sont à la fois les plus dépendantes de ces aides et celles qui ont le plus de difficulté à effectuer des démarches en ligne; elles finissent par y renoncer4 .
À la Caisse d’allocations familiales (CAF), la détection automatisée de fraudes impute à tort des dettes à de nombreux allocataires. Une fois encore, la logique de surveillance et de contrôle l’emporte sur celle de service public, ce qui se retrouve aussi dans le vote récent de lois liberticides comme la loi confortant le respect des principes de la République ou la loi sécurité globale qui entérine, entre autres dispositions, la démultiplication de dispositifs de surveillance dans l’espace public. Dans tous ces exemples, le numérique est instrumentalisé à des fins lucratives (par les entreprises) ou antidémocratiques et autoritaires (par les gouvernements).
Le "solutionnisme technologique"
Plus globalement, cette instrumentalisation du numérique est significative d’une ingénierisation des politiques publiques. La tendance actuelle est de traduire tout enjeu de politique publique en un problème simple et modélisable, ce que le chercheur Evgeny Morozov appelle solutionnisme technologique ». Le principe est le suivant : on admet que tout problème d’ordre social a une solution, et qui plus est, une solution technologique, qu’il faut s’efforcer de rentabiliser, fût-ce au détriment des publics concernés.
Ce faisant, on évacue toute la complexité du problème, sa dimension structurelle, l’enchevêtrement des différentes réalités sociales auxquelles il se rapporte ; on cherche à fournir une réponse purement technique à un problème qui ne l’est pas.
En réduisant ainsi la définition des enjeux de politiques publiques, on entrave la production d’un numérique d’intérêt général.
Quand on parle de numérique au service de la démocratie, certaines questions préalables sont indispensables, notamment : à quels enjeux sociaux et politiques veut-on répondre ? Le numérique est-il pertinent ? Dans quels rapports de force et dans quels imaginaires s’inscrit-il ? Qui pourrait bénéficier ou au contraire pâtir de cette technologie ? Que faudrait-il conserver des pratiques existantes ?
La forme des technologies dépend de leur contexte de production. C’est au sein des associations et collectifs que s’élaborent non seulement des innovations sociales, mais également des innovations technologiques désirables5 .
Des alternatives existent déjà
Deux exemples de nature différente peuvent l’illustrer.
— La plateforme de démocratie participative Decidim, sous licence libre et en open source, financée par la commune de Barcelone, rare exemple de partenariat public-commun ; elle a notamment permis de rédiger avec les habitants des documents aussi stratégiques qu’un code d’éthique politique, un programme en commun édictant les priorités de l’agenda municipal et un plan visant à « contrer la déshumanisation » des politiques d’austérité et à « restaurer la dignité » des plus démunis.
— L’application de livraison CoopCycle, éditée par la coopérative du même nom comme alternative aux plateformes qui dominent le marché et reposent sur l’exploitation d’une main d’œuvre externalisée. L’application permet aux livreurs de garder la main sur leurs conditions de travail : estimation entre pairs du temps des courses, possibilité de refuser une commande jugée abusive…
En somme, le développement d’un numérique au service de la démocratie ne peut se passer de la défense des libertés fondamentales et associatives.
- 1Selon les derniers chiffres publiés par l’INJEP en 2019, c’est plus d’un Français sur deux qui s’engage dans des actions bénévoles et associatives, un chiffre en constante augmentation.
- 2Voir notamment le récent rapport « Une citoyenneté réprimée », Observatoire des libertés associatives, 2020.
- 3Rien qu’en 2021, deux scandales d’importance ont encore éclaté : le projet Pegasus (système d’espionnage ciblé vendu à des gouvernements par l’entreprise NSO Group) et Iqvia (premier revendeur de données médicales au monde, à qui plus de la moitié des pharmacies françaises transfèrent des données de santé).
- 4Voir notamment le rapport « Accès aux droits sociaux et lutte contre le non-recours dans un contexte de dématérialisation », Projet #LABAcces, Ti Lab, Askoria, 2019.
- 5Voir l’éditorial de l’épisode « Devient-on dépendants à la subvention ? », Questions d’Asso [podcast], mai 2021.