Cette contribution a pour objet de traiter trois questions de manière synthétique. De quoi parlons-nous lorsque nous évoquons le terme d’innovation sociale ? Pourquoi la mesure d’impact apparaît-elle contradictoire au développement des innovations ? Pourquoi les évaluations « processuelles » apparaissent-elles plus pertinentes ?
Sans véritablement être interrogé, le lien entre innovation sociale et mesure d’impact semble en effet de plus en plus évident. Pourtant, relier ces deux notions nous apparaît paradoxal dans le sens où il s’agit avant tout d’appliquer des méthodes de gestion aux résultats à des projets innovants dont les principaux attributs sont pourtant la sérendipité, l’ajustement continu, l’incertitude et la non connaissance ex ante des changements qui se produiront, ou pas.
Innovation sociale de quoi parlons-nous ?
Contrairement aux idées reçues, la visée majeure des innovations sociales n’est pas de répondre à un besoin social mais de produire des changements institutionnels : changements des rapports sociaux, des normes, des usages, des représentations, des habitudes de faire, etc. Par changement institutionnel nous pouvons donc entendre des modifications durables de pratiques et de représentations qui s’étendent sur un territoire.
La dimension temporelle des projets est particulière : le chemin à parcourir n’est pas connu d’avance par les acteurs en présence mais ils convergent néanmoins vers une aspiration sociale qu’ils se sont construite. Il s’agit d’une vision commune de l’avenir, d’un futur souhaitable, assez crédible et stimulant pour mettre en mouvement un groupe d’acteurs qui peuvent alors se coordonner pour se rapprocher de cette aspiration chemin faisant.
Dans ce sens, les formes de coordination et les conventions qui se construisent entre acteurs dans la réalisation des projets sont centrales à la fois dans la réalisation effective de l’innovation et dans la construction des territoires. Dans cette perspective, l’innovation sociale est produite à une échelle inter-organisationnelle.
Les innovations sociales, comme toutes innovations sont un pari : elles sont toujours incertaines mais aussi toujours collectives. Le processus de réalisation d’un projet s’étaye sur des pratiques solidaires faisant intervenir la proximité, la démocratie, la réciprocité et la justice sociale. C’est pourquoi les Marqueurs d’innovation sociale que nous avons construits à l’Institut Godin avec des acteurs et des institutions publiques ont pour objet de qualifier le chemin des projets en respectant leurs aspirations sociales et la variabilité des pratiques mises en œuvre sur les territoires.
La réalisation de changements est aussi liée aux modalités de diffusion1 des initiatives. En particulier, deux formes peuvent être citées. La diffusion par traduction renvoie à la diffusion des pratiques et des projets, d’acteurs en acteurs, ils sont alors re-traduits de territoires en territoires au regard des différents contextes. La diffusion par sélection est mise en œuvre par les pouvoirs publics en vue de modifier des normes, des règles, des dispositifs, etc.
Enfin, la rupture contextualisée des pratiques (au regard du champ considéré, du territoire, etc.) est un autre élément important. Il s’agit de mettre en œuvre des pratiques qui s’inscrivent en rupture avec les habitudes ou les normes dominantes dans un milieu donné. Ainsi, la nouveauté et le besoin social, souvent cités en premier plan, ne sont pourtant pas si fondamentaux dans l’accomplissement des changements institutionnels par l’innovation sociale.
D’une manière synthétique, l’innovation sociale c’est donc de se mettre ensemble sur un territoire, afin d’apporter des réponses à des problématiques qui ne peuvent être traitées de manière unilatérale. L’innovation sociale naît d’une projection dans l’avenir d’un idéal social partagé, et prend forme par un processus collectif et territorialisé en vue de le réaliser. Elle introduit des pratiques et usages en rupture avec les pratiques et usages dominants dans un contexte donné, et favorise ainsi des changements institutionnels dans le sens du vivre-ensemble et de la transition écologique territoriale.
Lorsque l’on analyse des projets qui sont menés depuis plusieurs décennies comme la dynamique down-up, ou des projets plus récents comme Réseau Eco-Habitat, on se rend compte que ce n’est pas la réussite des projets qui produit des changements institutionnels, mais au contraire la réalisation au fur et à mesure de changements institutionnels, au niveau des individus, des organisations et des territoires, qui participent à la réussite. Nous avons ici une première pierre d’achoppement avec la mesure d’impact car l’impact est schématiquement ce qui arrive en bout de course.
La contradiction entre mesures d'impacts et innovations
La mesure d’impact fait intervenir deux éléments reliés : l’utilisation de la gestion axée sur résultat (GAR) et un dispositif de preuve. La GAR constitue un cadre logique parfois appelé Théorie du changement. D’une manière globale, elle propose une mesure de l’impact centrée sur la mise en évidence d’une relation causale entre les ressources investies et les résultats obtenus ou à obtenir par une structure ou une organisation.
Cette relation causale supposée constitue le cœur de la méthode car elle est au fondement même de la preuve qui doit être mise en évidence. Le dispositif de preuve, qui consiste à comparer la situation obtenue « grâce à » l’action de la structure à une situation contrefactuelle sans intervention de la structure, fait parfois intervenir un essai randomisé contrôlé. Mesurer son impact c’est donc obtenir une preuve de la relation causale entre ce qui est fait en pratique et les impacts uniquement attribuables à cette pratique. Le problème se situe ici. Nous le synthétiserons en quatre points.
— Tout d’abord la mesure d’impact repose sur un « excès » de déterminisme causal qui prend une double forme. Premièrement, par l’hypothèse suivante : si je fais cela auprès de ces bénéficiaires il se produira des effets prédéterminés comme fixes, toutes choses étant égales par ailleurs. Deuxièmement, ces effets étant posés comme certains, la méthode consiste à construire une batterie d’indicateurs qui canalisera l’action. En d’autres termes, alors même que l’action n’est pas encore en marche, la GAR implique de prédéterminer des effets objectivables et des indicateurs liés qui deviennent le modèle que l’action doit suivre pour se conformer à ce qui a été prédéterminé. Ce qui est présupposé fixe ici, c’est à dire invariant, c’est la chaîne causale construite entre les ressources investies, ce qui sera concrètement fait et les impacts générés.
Le problème posé par cette approche réside dans le fait que l’innovation est tout l’inverse. Dans une démarche d’innovation, le chemin n’est pas connu d’avance, cet inconnu porte d’ailleurs un nom : la sérendipité.
— Ensuite, la mesure d’impact nécessite un dispositif de preuve. Quel que soit ce dispositif, il fait intervenir un contrefactuel c’est-à-dire une situation fictive construite qui permet de comparer des « bénéficiaires » à leurs « clones parfaits » mais qui n’ont pas bénéficié du projet, et qui contiendrait donc toujours les caractéristiques initiales. Ce dispositif peut être un essai randomisé contrôlé ou un raisonnement de type coûts évités : la situation initiale serait toujours d’actualité si le projet n’avait pas eu lieu.
Ce type de dispositif nécessite des projets construits autour de bénéficiaires clairement identifiés. Or, dans une perspective d’innovation, tous les bénéficiaires ne peuvent parfois pas être identifiés et pour que l’aspiration du projet se concrétise, des changements devront être effectifs auprès d’autres personnes qui ne peuvent pas être prédéterminées en amont (les professionnels d’un secteur, les pouvoirs publics, etc.). Ces changements institutionnels se réalisent à une échelle inter-organisationnelle comme peut l’être un territoire, une échelle délicate lorsqu’il s’agit de se construire un clone comparable.
— Aussi, l’impact est en quelque sorte un « résultat net » c’est-à-dire les conséquences uniquement imputables à l’action indépendamment de tout ce qui s’est passé par ailleurs. Cela pose un double problème en matière d’innovation sociale. Premièrement, cette imputabilité est délicate dans une configuration multi-acteurs. Le projet de résidence inclusive porté par Down Up précédemment cité nous fournit un bon exemple.
Cela reviendrait à demander aux parents d’évaluer l’impact des pratiques éducatives qu’ils ont eues auprès de leurs enfants, indépendamment de toutes les interactions sociales que les enfants ont eues depuis leur naissance ou encore au sein de la résidence. Isoler l’éducation et son effet indépendamment de tout le reste est une opération périlleuse à mener dans le théâtre social dans lequel les enfants grandissent. Deuxièmement cette imputabilité est paradoxale : l’innovation sociale est toujours collective et ce système de mesure vise à attribuer les conséquences à une organisation ou à une seule pratique.
— Enfin, les changements institutionnels ne se produisent pas à la « fin » d’un projet mais tout au long. Ce sont ces changements au fur et à mesure qui participent à l’effectivité de l’aspiration sociale et non la réussite d’une aspiration qui produit ces changements.
La pertinence des évaluations processuelles
Les attributs de la mesure d’impact semblent difficilement compatibles et pertinents dans une perspective d’innovation sociale (et d’innovation tout court). Faut-il en conclure que toute démarche d’évaluation est nécessairement non adaptée ? Absolument pas, mais il faut pour cela partir des attributs de l’innovation sociale.
L’évaluation peut ainsi être un outil de questionnement continu sur la réalisation plus ou moins effective du futur souhaitable vers lequel les personnes en présence convergent : l’aspiration sociale. Nul besoin de construire un « contrefactuel » pour l’évaluation, les acteurs le construisent déjà au fur et à mesure du projet. Il peut être un point de référence pour une évaluation processuelle. L’innovation sociale est incertaine car les changements institutionnels reliés à l’aspiration sociale peuvent ne pas se réaliser. L’évaluation processuelle peut alors constituer un outil au service de la réalisation de l’aspiration sociale. Pour cela, et sans être exhaustif, quatre éléments devraient structurer une démarche d’évaluation processuelle des innovations sociales :
- La co-détermination de l’aspiration sociale.
- Un questionnement continu tout au long du projet et mené collectivement qui interroge les pratiques qui seront/sont mises en œuvre au regard de la volonté de co-construction et de co-réalisation, d’ancrage territorial, de gouvernance élargie, d’hybridation des ressources, et d’accessibilité, qui sont les attributs de l’innovation sociale.
- Un cheminement réflexif et itératif au fur et à mesure du processus de réalisation du projet face à l’émergence d’événements non prévisibles (conflits, problèmes, mais aussi opportunités). S’il n’est pas possible de les prévoir avant même le début du projet, il est possible de prévoir que des événements imprévisibles verront le jour. De quelles manières les problèmes rencontrés sont-ils surmontés ? De quelles manières les opportunités sont-elles saisies ? Il s’agit ici de tenir compte des postures d’ajustements continus et des apprentissages menés par les acteurs face aux problèmes et opportunités rencontrés.
- Un cheminement autoréférentiel qui relie les trois éléments précédents. Au regard de l’aspiration sociale collectivement construite, l’objectif ici serait de se questionner en permanence sur le plus ou moins grand écart entre l’aspiration sociale objectivée et les réalisations pratiques du projet.
Il nous semble donc que l’enjeu pour les années à venir, n’est pas d’adapter un système de mesure d’impact à l’innovation sociale, mais de construire les outils de demain qui intégreront la complexité des projets multi-acteurs (cheminements réflexifs, itératifs, autoréférentiels, postures d’ajustement continu, apprentissages des échecs et des réussites, etc.).
- 1Sur ce point, voir : Nadine Richez-Battesti, « Les processus de diffusion de l’innovation sociale : des arrangements institutionnels diversifiés ? », Sociologies pratiques 2015/2 (n° 31), p. 21-30.