Modèles socio-économiques

Évaluer l'utilité sociale : une approche relationnelle

Tribune Fonda N°240 - Mesure d'impact social et création de valeur - Décembre 2018
Elena Lasida
Elena Lasida
Le Gréus s’est mis en place, dans le cadre de l’importance croissante des démarches d’évaluation de l’utilité sociale et de l’impact social, comme espace d’action et de recherche sur la question. Sa réflexion et sa pratique montrent l’importance de la dimension relationnelle comme source de valeur.

Les démarches d’évaluation de l’utilité sociale et de l’impact social se sont multipliées ces dernières années. Autant le contexte légal, et notamment la loi cadre de l’économie sociale et solidaire (ESS) publiée en 2014, que la difficulté croissante du secteur associatif pour obtenir des financements publics et privés, ont fait accroître l’intérêt pour ce type de démarche. La multiplicité des méthodes a éveillé l’attention des praticiens et des chercheurs afin de mieux comprendre l’enjeu et la spécificité de chaque proposition

C’est dans ce cadre général que s’est mis en place le Gréus : Groupe de recherche-action sur l’évaluation de l’utilité sociale. Le Gréus a été créé à l’Institut catholique de Paris (ICP), associé au master « Économie solidaire et logique de marché » (ESLM). Cette formation qui prépare à la fois des professionnels et des chercheurs intéressés à travailler dans, ou sur l’ESS, s’est vue interpellée par ces multiples démarches d’évaluation et a décidé de créer un espace de réflexion sur la question. La réflexion a été nourrie par l’accompagnement pratique de quelques évaluations et a conduit le groupe à élaborer une démarche spécifique d’évaluation. Nous présentons ici ses principales caractéristiques à travers le récit de sa construction.
 

Un lieu de rencontre, d’expérimentation et d’évaluation  


L’événement qui a suscité la naissance du Gréus fut une rencontre : un séminaire organisé en 2013 à l’ICP, sur l’évaluation de l’utilité sociale, visant à rassembler les différents acteurs concernés par la question, afin de mieux préciser les enjeux, les méthodes et les conséquences de ce type de démarche. Un groupe s’est constitué à la suite de ce séminaire rassemblant des chercheurs et des professionnels. Les chercheurs s’y sont intéressés car ils y trouvent une nouvelle manière d’aborder une question qui traverse toute l’histoire de la pensée économique : la création de valeur. Les professionnels, quant à eux, cherchent dans le groupe un lieu de mise à distance et d’analyse de leur pratique.

Cette rencontre au sein du Gréus de personnes ayant un statut et un savoir différent, a donné une coloration particulière à l’identité du groupe, à son travail et à la démarche élaborée : celle de la « recherche-action ». Il ne s’agit pas seulement d’une recherche au service de l’action, mais d’un lieu où la connaissance est co-construite à partir de deux types de savoir : celui des académiques et celui des praticiens.

Deux pratiques d’évaluation ont constitué la base première de réflexion et de construction de la démarche du Gréus : celle menée à l’association de l’Arche de Jean Vanier, et celle conduite à l’UCPA par deux doctorants en bourse Cifre. Les deux pratiques ont été réalisées dans la durée, permettant ainsi l’exploration de différentes dynamiques et la création d’outils ad hoc, ainsi que l’analyse en profondeur des résultats et la modélisation progressive de la démarche.

De manière simultanée à ces deux démarches, d’autres pratiques plus courtes sont menées, mobilisant souvent les étudiants du Master ESLM pendant leur stage ou comme consultants juniors une fois diplômés : à Emmaüs Connect, à l’association des Cités du Secours catholique (évaluation de trois dispositifs différents), à la Fédération des Écoles de parents et éducateurs, à l’Uriopss Pays de la Loire, à Joséphine pour la beauté des femmes, à Espérer 95’, aux Semaines sociales de France, à l’Accueil familial de vacance du Secours catholique. 

Une nouvelle démarche de longue durée vient d’être lancée avec la Croix-Rouge française pour les accompagner à l’élaboration des outils internes d’évaluation de l’utilité sociale. Le suivi de ces pratiques réalisé en même temps qu’on faisait la lecture et l’analyse commune de différentes théories sur la valeur, a permis au groupe de construire progressivement un modèle de démarche concrétisé sous forme de guide. Une version abrégée du guide est présentée dans une publication interne de l’UCPA1 . La publication de la version intégrale est en cours de préparation.

L’une des premières questions abordées au sein du Gréus fut autour de la terminologie à employer, notamment entre « utilité sociale » et « impact social ». Cette question a conduit le groupe à étudier l’origine des deux concepts et à faire un choix au niveau sémantique et au niveau épistémologique. Nous avons retenu en priorité le terme d’utilité sociale pour désigner la manière spécifique de chaque structure de contribuer à faire société.

L’identification de l’utilité sociale constitue la première étape de la démarche, permettant de nommer sa singularité propre comme acteur social. Elle répond à l’objectif de « rendre compte » plutôt que de « rendre des comptes ». Elle dit la raison d’être de la structure, « ce à quoi on tient »2 , avant de regarder l’effet produit. La mesure et la quantification vient dans un deuxième moment de la démarche : on traduit les critères d’utilité sociale identifiés en indicateurs. Ce choix est fondé sur trois « partis pris » épistémologiques3 qui singularisent la démarche méthodologique du Gréus, et que nous explicitons à continuation.

 

La relation comme source de valeur et de connaissance 


Le pragmatisme de John Dewey4  a donné au groupe une base théorique pour aborder la valeur non pas comme une réalité pré-existante à identifier, mais comme une réalité qui se crée à travers le processus même d’évaluation. De ce fait l’évaluation ne se réduit pas à révéler la valeur sous-jacente, elle constitue un processus de création de valeur. Or dans ce processus, la relation entre les parties prenantes occupe une place privilégiée : elle devient ainsi source de connaissance. Par ailleurs, la relation est également considérée comme la source première de valeur. L’approche d’André Orléan5  sur la « valeur relationnelle » et non substantielle, ainsi que celle de Jacques Godbout6 sur la « valeur du lien », outre la valeur d’usage et la valeur d’échange, viennent fonder cette approche de la valeur. 

Au niveau pratique, cette approche pragmatiste et relationnelle de l’évaluation se traduit dans la démarche, par la création d’un « comité d’identification d’utilité sociale » composé de personnes internes à la structure et des évaluateurs externes. Dans le cadre de ce comité, les acteurs de la structure deviennent également des chercheurs. Le Gréus se situe de ce fait dans la « recherche partenariale » : c’est la relation de partenariat qui devient source de connaissance. Quant à l’approche relationnelle de la valeur, elle se traduit dans l’utilisation de dynamiques qui visent surtout à faire parler à partir de l’expérience et des relations vécues plutôt que du discours et des principes affichés.

 

L’utilité sociale comme manière de contribuer à faire société


Le Gréus a adopté l’approche sur l’utilité sociale proposée par Jean Gadrey7 , conçue comme une « convention socio-politique ». Cette convention se construit dans la démarche d’évaluation à travers la mise en place d’un dialogue pluraliste avec les principales parties prenantes de la structure. Ce dialogue vise la construction d’un accord légitime8  pour nommer « la valeur centrale » de la structure, c’est-à-dire sa manière spécifique de contribuer au bien commun. 

L’identification d’une « valeur centrale » singularise la démarche du Gréus et permet de comprendre pourquoi on n’utilise pas un référentiel d’indicateurs prédéfinis. La valeur centrale permet de dire l’originalité du projet et ce qui donne de la cohérence à l’ensemble des actions et des pratiques de la structure. À titre d’exemple, la valeur centrale de l’UCPA a été nommée en termes de « sociabilité nomade », pour désigner la valeur d’une rencontre extra-ordinaire, qui ne crée pas nécessairement des liens dans la durée mais qui permet de construire une représentation commune du monde. Et celle de l’Arche, a été associée au fait de mettre « la fragilité au centre du vivre ensemble », donnant ainsi à voir le rôle positif de la fragilité, seule source d’une véritable inter-dépendance. 

 

Les dimensions instrumentales et constitutives de l’action


Une fois identifiée l’utilité sociale de la structure, on cherche à la mesurer. On construit alors des indicateurs qui permettent de quantifier l’effet produit et de vérifier la création de la valeur identifiée. Ces indicateurs mesurent autant « l’agir constitutif » de la structure que son « agir instrumental »9 . La dimension constitutive donne à voir la contribution spécifique de la structure au bien commun. La dimension instrumentale montre le niveau d’accès aux biens communs que la structure rend possible (accès à l’alimentation, au logement, au travail, au pouvoir d’agir, etc).

La mesure de « l’agir instrumental » est plus proche de ce qu’on appelle habituellement « l’impact social », et les indicateurs utilisés permettent de comparer l’impact de la structure à celui d’autres structures proches. Tandis que les indicateurs de « l’agir constitutif » visent à mesurer et justifier la création d’une valeur sociale propre et spécifique de la structure. Cette double approche de l’action devrait permettre à la structure de revisiter sa stratégie à partir de l’évaluation d’utilité sociale réalisée.

En guise de conclusion nous disons que l’approche du Gréus peut être qualifiée de « relationnelle » car la relation y apparaît à la fois comme source de valeur et comme la base du processus d’évaluation.

  • 1« Evaluer l’utilité sociale – Guide méthodologique pour les entreprises de l’économie sociale et solidaire », version abrégée, mars 2018, ICP-UCPA
  • 2DEWEY John, La formation des valeurs, La Découverte, 2011
  • 3Les deux thèses réalisées en lien avec l’évaluation à l’UCPA, par Felipe Machado et Augustin Gille, qui sont en cours de finalisation, permettront d’expliciter de manière plus approfondie les partis pris théoriques du GRÉUS. Par ailleurs, le GRÉUS est en train de rédiger un article académique qui permettra également de préciser les fondements théoriques de sa démarche.
  • 4Les deux thèses réalisées en lien avec l’évaluation à l’UCPA, par Felipe Machado et Augustin Gille, qui sont en cours de finalisation, permettront d’expliciter de manière plus approfondie les partis pris théoriques du GRÉUS. Par ailleurs, le GRÉUS est en train de rédiger un article académique qui permettra également de préciser les fondements théoriques de sa démarche.
  • 5ORLEAN André, L’empire de la valeur, Seuil, 2011
  • 6 GODBOUT Jacques, Ce qui circule entre nous, Seuil, 2007
  • 7GADREY Jean, L’utilité sociale dans les organisations l’économie sociale et solidaire : une mise en perspective sur la base des travaux récents, DIES et MIRE 2004
  • 8voir notamment BOLTANSKI Luc et THEVENOT Laurent, De la justification : les économies de la grandeur, Gallimard Essais, 1991
  • 9PERRET Bernard, La société comme monde commun, Desclée de Brower, 2003
Cas pratiques et initiatives
Expérimentation