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Contraintes des marchés et projets associatifs

Tribune Fonda N°200 - Regards croisés - Décembre 2009
Maurice Parodi
Analyse des contraintes du marchés et de ses effets sur la modification des projets associatifs tout en tenant compte que ces derniers doivent s'adapter sous peine de péricliter sans pour autant renier le caractère non lucratif de leurs activités.
Contraintes des marchés et projets associatifs

Cet article s’inscrit dans la question que la Fonda entend débattre avec des responsables associatifs : la gestion associative dans un environnement concurrentiel, importation ou adaptation de modèles entrepreneuriaux lucratifs ?

Il concerne donc directement les responsables des « associations gestionnaires » ou encore des « entreprises associatives »1 qui ont une véritable activité « productive » de services conforme à leur objet social et qui mettent en œuvre, à cet effet, des moyens économiques (ressources humaines, financières…) repérables par le système statistique en vigueur2 .

De quoi parlons-nous ?

Il faut d’abord s’entendre sur le sens des mots (ce qu’Habermas appelle « la validation des énoncés »), si l’on veut s’entendre sur le sens de l’action, c’est-à-dire sur la bonne direction à suivre par les parties prenantes du projet associatif.

On montrera ensuite que des spécificités du modèle d’une entreprise associative découle bien un modèle entreprenarial irréductible à celui d’une entreprise à finalité lucrative.

Qu’est-ce qu’une « association gestionnaire » ?

Il n’existe pas de définition juridique des « associations gestionnaires ». C’est l’observation empirique qui a permis de distinguer divers types d’associations : des associations plus ou moins professionnalisées et gestionnaires de moyens économiques, des associations de type militant, de rencontre ou d’influence. Une « association gestionnaire », grande ou petite, exerce bien une activité économique puisqu’elle participe au circuit économique, c’est-à-dire au flux de production de biens et services échangés sur divers types de marché, ainsi qu’au flux de revenus salariaux qui en est la contrepartie. Elle participe aussi au circuit financier par la gestion de son budget, de sa trésorerie, par ses placements financiers ou par ses emprunts.

Cependant, si toutes les associations gestionnaires exercent une activité économique, peu d’entre elles l’exercent principalement dans le secteur concurrentiel marchand. De plus, on ne saurait réduire la logique économique à la seule logique de marché. Les représentants de l’économie sociale et solidaire ne disent pas autre chose en revendiquant la juste place des coopératives, des mutuelles et des associations dans une « économie plurielle » qui regroupe des types d’organisations productives de biens et services répondant à des logiques d’action ou à des motivations diversifiées, voire antinomiques. Ainsi, un dirigeant d’association gestionnaire participera à la création de « richesses », mais sa motivation ou sa logique d’action ne saurait être du même ordre que celle d’un entrepreneur « capitaliste ».

La double ambivalence des associations gestionnaires

Dans le grand mouvement d’expansion des associations, après la deuxième guerre mondiale et encore plus dans le dernier quart du XXe siècle, en France tout particulièrement, les « associations gestionnaires » ont connu un développement exceptionnel.

Les questions que l’on peut se poser au sujet des associations qui « sont entrées en économie » ou des « entreprises associatives » ne concernent pas seulement leurs rapports avec le secteur privé marchand et la logique de marché ; elles soulèvent aussi, dans la plupart des cas, la question de leur positionnement vis-à-vis des pouvoirs publics à l’échelon local, national, européen et international.

Les associations gestionnaires sont ainsi diversement positionnées selon un axe social-économique et selon un axe privé-public qui permettent de repérer schématiquement quatre champs d’activité des associations gestionnaires.

Cependant, cette présentation simplifiée en quatre cadrants distincts, peut occulter les nombreux cas d’interférence des types d’activité et de situation à l’intérieur d’une même association. Ce chevauchement traduit en fait la double ambivalence de la plupart des associations gestionnaires qui peut se traduire aussi par une véritable ambiguïté.

Les concepts d’entreprise et d’entrepreneur peuvent-ils être étendus à l’association gestionnaire ?

L’entreprise est un concept économique beaucoup plus qu’une notion juridique. Cependant, de nombreux textes législatifs ou jurisprudentiels, dont ceux relatifs au droit du travail ou au droit fiscal, se réfèrent concrètement à l’entreprise individuelle (alors confondue avec la personne physique de l’entrepreneur) et à l’entreprise collective propriété d’une personne morale qui peut être une société ou toute autre forme de groupement dont celle de l’association. D’ailleurs, des lois telles celles du 1er mars 1984, du 25 janvier 1985 et, plus récemment, la loi Sapin du 29 janvier 1993, ont assimilé le traitement appliqué aux associations exerçant des activités économiques, à celui du droit commun, en matière de prévention des difficultés des entreprises, de redressement ou de liquidation judiciaire.

Mais si l’entreprise est d’abord un concept économique, il faut alors se référer au discours économique qui lui a conféré son sens originel. Ici, pas de surprise : c’est bien le « discours économique » libéral, fondé sur le paradigme de l’individualisme, les motivations égocentriques ou utilitaristes, qui a forgé le concept de l’entreprise à partir de celui de l’entrepreneur individuel.

Les théoriciens modernes de la « gouvernance d’entreprise » (« corporate governance »), en replaçant le critère de la profitabilité optimale des capitaux investis ou de la recherche de « valeur » au profit exclusif des actionnaires des grandes sociétés et de leurs groupes, en tête des critères et indicateurs de la performance économique, se sont donc efforcés de réhabiliter le dogme individualiste qui est au cœur de la « pensée unique » contemporaine. Ainsi, ce n’est pas sans un certain abus de langage que l’on peut parler « d’entrepreneur associatif ».

Les auteurs qui se sont interrogés sur la question, « l’entreprise associative est-elle une entreprise comme les autres ? », ont pu répondre « oui mais » ou bien ont parlé de « quasi entreprise »3 . Ce sont bien des entreprises du point de vue des formes d’organisation productive, mais ce ne sont pas des entreprises comme les autres puisqu’elles appartiennent à la catégorie des organisations sans but lucratif et se distinguent donc fondamentalement du modèle classique de l’entreprise et de l’entrepreneur « capitaliste » par les motivations allocentriques, et non pas égocentriques, qui les animent.

L’association gestionnaire confrontée à la concurrence des marchés dans le secteur marchand et dans le secteur non marchand

La notion et le concept de marché sont étroitement liés, en théorie et en pratique, à ceux de concurrence, d’offre et de demande et donc de besoins individuels et collectifs. Or, le type de concurrence qu’affrontera et les contraintes économiques que subira une association engagée sur des « créneaux » exposés du secteur marchand, tels que le tourisme social, la formation professionnelle, l’expertise, la gestion, l’audit, certains services de proximité, etc., ne seront pas du même ordre que celui et celles que rencontrera éventuellement une association de service social (et tout particulièrement de l’aide sociale légale) dans le secteur non marchand.

Du principe de concurrence et de son application aux associations œuvrant dans le secteur marchand

L’article 58, alinéa 2, du traité de Rome stipule que bénéficient du droit d’établissement et, parallèlement, du droit de libre prestation de services, « les sociétés de droit civil et commercial, y compris les sociétés coopératives et les autres personnes relevant du droit public ou privé, à l’exception de sociétés qui ne poursuivent pas de but lucratif ».

A première vue, on pourrait donc penser que les associations sont en dehors du traité et, de ce fait, qu’elles ne sauraient bénéficier du droit d’établissement et de libre prestation de service sur le « marché intérieur ». Mais, comme le souligne Sami Castro4 , aussi bien la doctrine que les autorités communautaires s’accordent à accepter le mot « société » comme synonyme de « groupement » et leur interprétation de la notion de « but lucratif » les amènent à conclure qu’un grand nombre d’associations développent des activités économiques entrant dans le champ du traité.

« Elles sont donc aussi justiciables de tout le droit de la concurrence européen postulant la non-discrimination, l’égalité de traitement, la transparence, la reconnaissance mutuelle, la proportionnalité et visant les « mauvaises » ententes, les abus de position dominante, les pratiques anticoncurrentielles, les monopoles, les ventes sélectives, le bénéfice d’aides publiques, etc. »

Toutefois, par l’arrêt Sodemare, la Cour de justice des communautés européennes n’en a pas moins introduit dans le droit communautaire une différence de traitement entre organismes privés selon qu’ils poursuivent ou non un but lucratif, sur un même segment de marché. En invoquant le principe de subsidiarité qui prévaut dans le champ des politiques sociales, cet arrêt a rejeté le recours posé par la société Sodemare pour deux de ses filiales italiennes, organismes à but lucratif gérant des résidences pour personnes âgées, qui demandaient à bénéficier du conventionnement ouvrant droit au remboursement de ces prestations, par ailleurs accordé aux organismes à but non lucratif de la région concernée (la Lombardie). Un nouvel arrêt (Awo-sano, 2008) concernant une entreprise allemande, vient de confirmer cette orientation jurisprudentielle. Cette jurisprudence est de bon augure pour la reconnaissance des « spécificités méritoires » des associations, au moins de celles qui exercent leur activité dans le domaine de la souveraineté résiduelle de la puissance publique nationale, c’est-à-dire du champ d’application du principe de subsidiarité (celui-là même des Ssig ou services sociaux d’intérêt général).

La ratification finale en cours du traité de Lisbonne devrait permettre, à cet égard, de distinguer plus clairement les Ssig des services économiques d’intérêt général et, par conséquent, de traiter différemment les associations relevant du secteur non marchand et celles qui affrontent le secteur marchand.

Le piège de la marchandisation de l’offre associative ou de « l’isomorphisme marchand »

Les associations les plus confrontées au secteur marchand sont particulièrement exposées au risque de l’ « isomorphisme marchand », c’est-à-dire à la tentation d’imiter les pratiques entreprenariales les plus agressives et les moins responsables de certaines entreprises lucratives pour gagner à tout prix de nouvelles parts de marché. On peut avancer, par exemple, des pratiques de Grh (gestion des ressources humaines) fort éloignées des préceptes vertueux qui décorent le discours à la mode sur la Rse (responsabilité sociale des entreprises) ou des critères et indicateurs de bonne conduite des agences de notation sociale ; ou des pratiques commerciales et de marketing peu conformes à la recherche du « juste prix » et à la mise en œuvre des « gratuités » qui devraient être au cœur du modèle entreprenarial associatif ; ou encore les pratiques d’associations « carnassières »5 qui n’hésitent pas à dévorer leurs consœurs associatives qui se trouvent en difficulté sur le même segment de marché, plutôt que de rechercher les bases d’une coopération.

Les caractères particuliers du marché public du secteur non marchand

On voudrait à présent relever les caractéristiques de la « production associative », de sa « clientèle » et de son « marché » qui tendent à rapprocher la logique d’action ou de production d’une association œuvrant dans le secteur non marchand de celle d’une administration publique, gardienne par nature de l’intérêt général :

  • l’offre ou la production porte sur des services individuels et collectifs qui concernent des publics présentant des caractéristiques propres (niveau de revenu, caractéristiques démographiques, sociales ou culturelles). Le service collectif peut alors être produit directement par des administrations publiques (état, collectivités locales ou organismes de la sécurité sociale) ou bien délégué à un organisme public ou privé à caractère non lucratif ;
  • la demande de l’usager est plus ou moins bien « révélée », c’est-à-dire qu’elle n’est pas toujours clairement identifiable : on peut parler à cet égard d’indétermination des « besoins sociaux » ; c’est une des raisons fondamentales qui peuvent légitimer le pouvoir tutélaire de l’état et le mandat qui va être accordé aux professionnels du travail social et aux organismes délégataires qui les emploient ;
  • la demande de l’usager n’est pas ou est insuffisamment solvable. D’où la volonté des pouvoirs publics de soustraire en totalité ou en partie l’offre de service à la loi du marché, pour garantir l’égalité d’accès aux services collectifs.

Ces deux dernières caractéristiques font que l’usager du service collectif à financement public, n’est pas assimilable à un client. Le client, en économie de marché, n’est pas seulement le consommateur final, c’est aussi celui qui paye. C’est le libre choix ou la « souveraineté » de ce consommateur qui fonde alors la légitimité du marché. Or, s’agissant du marché du service social d’intérêt général, c’est l’administration qui paye en totalité ou en partie ou bien qui solvabilise l’usager.

Il en résulte que les associations gestionnaires qui offrent leurs services sur ce type de marché ne sont pas réductibles à une entreprise classique, car elles s’inscrivent alors dans la logique d’intervention des collectivités publiques.

Le fait que l’état, usant de son pouvoir de tutelle, décide de retirer du marché la production de certains services, sans doute individualisables par nature, mais dont l’utilité collective ou sociale est jugée fondamentale à un certain niveau de développement de la société, devrait positionner l’association comme le concessionnaire privilégié du service collectif (par exemple, pour de vastes pans de l’éducation, de l’hygiène publique et de la santé, de l’action sociale, etc.). En effet, ne pouvant tout gérer directement et au plus près de l’usager, l’état, ou la collectivité territoriale, délègue cette fonction de production de certains « biens publics » ou de services d’utilité collective, ou d’intérêt général, à des organismes de droit privé sans but lucratif. Dans le champ des politiques sociales, c’est légitimement l’association qui se voit déléguer cette tâche car c’est elle qui, le plus souvent, a déjà « inventé » le type de réponse à apporter à la satisfaction du besoin social « révélé » par elle. C’est donc elle qui est la mieux placée et la mieux fondée pour y répondre.

Cette tendance générale que l’on a observée pour les services sociaux (« d’intérêt général ») en France, au siècle dernier, ne devrait pas être contrariée par la Commission européenne, si elle respecte elle-même le principe de subsidiarité inscrit dans les traités fondateurs de l’Union européenne.

Toutefois, la clarification du statut juridique des Ssig, dans le droit communautaire et, par voie de conséquence, du positionnement particulier des associations opérant dans le champ, ne mettrait pas ces dernières à l’abri de la concurrence organisée par les pouvoirs publics français du fait de la généralisation des procédures d’appel d’offre dans le cadre de « la commande publique ». Cette concurrence s’exerce de plus en plus entre associations elles-mêmes sur le marché public des services sociaux. Elle peut s’ouvrir à des entreprises lucratives, comme le montre l’irruption récente de ces entreprises ou de leurs enseignes sur les marchés des services à la personne dont la demande a été solvabilisée par l’état (notamment pour les personnes âgées, la petite enfance, les personnes handicapées…). On soulignera, à cet égard, que les politiques de solvabilisation des individus (par exemple par les chèques services), aux fins de favoriser l’accès de tous à certains biens et services, réduisent la portée de la distinction entre secteur marchand et secteur non marchand, mais sans l’abolir au regard du droit communautaire.

Pour ce type d’association, le piège de l’instrumentalisation ou de « l’isomorphisme institutionnel » Une autre dérive et un autre piège menacent alors les associations de service social ou d’intérêt général qui œuvrent dans le secteur non marchand : celui de « l’isomorphisme institutionnel » qui répond à la logique d’instrumentalisation des opérateurs délégataires du service public par l’état (ou les collectivités territoriales). L’association candidate à la prestation de service social se coule alors, sans mot dire, dans le moule préformé des prescriptions du cahier des charges ; elle renonce d’avance à faire valoir les « spécificités méritoires » inscrites dans son projet associatif et qui doivent se traduire dans ses pratiques sociales et professionnelles. Elle rentre dans le rang des « opérateurs » dociles et incolores de l’administration, c’est-à-dire dans la catégorie des associations « ruminantes » et « rentières ».

Dès lors, comment éviter deux pièges fatals pour tous projets associatifs : le piège de la « marchandisation » de l’offre associative d’une part, et celui d’une instrumentalisation passive de « l’opérateur » associatif d’autre part ?

Peut-on transposer tel quel le modèle entreprenarial des entreprises lucratives aux associations gestionnaires ou entreprises associatives ?

On a déjà tiré les principales caractéristiques ou spécificités communes aux associations gestionnaires qui les distinguent globalement des entreprises à finalité lucrative. De plus, nous avons relevé une distinction essentielle entre les associations gestionnaires qui exercent leur activité dans le « secteur non marchand » et qui sont de plus en plus confrontées à une concurrence régulée par le code des marchés publics, à l’échelle nationale (et à terme par le statut juridique des Ssig dans l’Union européenne) et celles qui œuvrent dans le secteur marchand et qui sont confrontées à une concurrence beaucoup plus large (celle des entreprises lucratives et même celle des groupes capitalistes), et déjà soumises au droit communautaire.

Il nous faut aller un peu plus loin dans l’exploration des spécificités du modèle entreprenarial associatif, avant de nous prononcer sur les spécificités du mode de gouvernance et de management des « entreprises associatives » par rapport au modèle gestionnaire standard des entreprises lucratives et aussi par rapport au modèle gestionnaire prescrit par l’administration.

Les spécificités de « l’entreprise associative » selon « la lettre » et selon « l’esprit » des lois

Les spécificités formelles découlant des lois et de la réglementation

Les deux principes originels de la non lucrativité et de la gestion démocratique (« une personne une voix ») suffiraient déjà à départager les modèles entrepreneuriaux.

A. Le premier est clairement formulé dès l’article 1 de la loi de 1901 qui désigne l’association comme étant « la convention par laquelle deux ou plusieurs personnes mettent en commun, d’une façon permanente, leurs connaissances et leur activité dans un but autre que de partager des bénéfices ». Par la suite, la loi, la réglementation fiscale et la jurisprudence se sont efforcées de préciser les conditions d’application de ce principe général. La dernière instruction fiscale (1998-1999), entrée en application en 2000, s’inscrit dans ce droit fil. Elle affirme d’abord le principe d’exonération pour les organismes réputés sans but lucratif (associations, fondations, congrégations) et détermine clairement la démarche d’appréciation du caractère lucratif des activités associatives en trois étapes (voir schéma ci-contre).

B. Le principe de gestion démocratique est commun aux trois familles de l’E.S.S. : les coopératives, les mutuelles et les associations. Il doit se traduire a minima dans les statuts qui régissent la gouvernance des instances des associations : assemblée générale, conseil d’administration, bureau.

Sur le plan formel, le principe « une personne une voix » introduit à lui seul une différence essentielle avec le principe qui régit le contrôle du pouvoir dans les entreprises sociétaires de droit commun et plus particulièrement dans les sociétés de type capitaliste : la répartition des voix au prorata du capital détenu par les actionnaires. En ce sens, le modèle entreprenarial associatif est déjà irréductible à celui de l’entreprise capitaliste. Il l’est également par rapport aux autres types d’entreprises lucratives (entreprises individuelles, artisanales, Pme familiales…) où le pouvoir est détenu par les seuls propriétaires des moyens de production. En revanche, la règle des réserves impartageables d’une association transmute celles-ci en « capital » ou en « patrimoine » collectif. Il n’y a donc aucune possibilité théorique d’appropriation individuelle du capital et du pouvoir qui lui est logiquement attaché.

Mais l’habit juridique ne suffit pas à faire le moine de l’association

C’est le respect de la règle ou, en l’occurrence, le respect de l’esprit de la loi associative qui fait le bon « moine » de l’association. Ceci nous renvoie clairement à l’éthique ou aux valeurs du « projet associatif » qui en fixent la finalité, le but social et sociétal et le cap à suivre, mais aussi aux « spécificités méritoires » des associations de service social mises en valeur par François Bloch-Lainé.

Quelques applications concrètes du respect de l’esprit de la loi et des spécificités méritoires au modèle entreprenarial de l’association

A. S’agissant du principe de non lucrativité, on ne peut se borner au respect formel de la règle du non partage direct ou indirect des excédents aux adhérents (dont les administrateurs) et de la règle fiscale des « 4 P ». Relevons au moins quatre bonnes pratiques d’un modèle entreprenarial associatif : – les règles de transparence et de limitation des indemnités éventuelles versées aux administrateurs ; – l’affectation des excédents et des réserves impartageables au développement d’un projet associatif co-construit par les parties-prenantes ; – les limites à introduire, par négociation sociale, dans la hiérarchie des salaires ; – l’organisation et la valorisation du bénévolat, source principale du don et de gratuités.

B. S’agissant du principe de gestion démocratique, par delà le respect des règles formelles de fonctionnement de l’assemblée générale, du comité d’entreprise et autres organes ou instances de gouvernance et de gestion, on devrait être attentifs aux pratiques entreprenariales qui concernent : – l’association effective des diverses « parties prenantes » (adhérents, salariés, usagers non adhérents, partenaires, …) par la mise en place d’instances de concertation, de consultation, de réflexion, de collaboration et de suivi du projet associatif ; – la qualité du dialogue social et des relations sociales en interne ; – le plan de formation des collaborateurs salariés ; – l’accessibilité aux fonctions de gouvernance de tout adhérent qui y aspire et à qui on en donne les moyens (par exemple, la formation technique et l’éducation associative) ; – la transparence de la gestion dans toutes ses dimensions (économique, financière, Grh, communication, organisation…) ; – la qualité de la communication en interne et en externe.

Les « spécificités méritoires » des associations renforcent l’identité de leur modèle entreprenarial

Les « spécificités méritoires » de l’association, distinguées par F. Bloch-Lainé, viennent apporter de nouvelles touches de couleur au modèle de l’entreprenariat associatif et au portrait de l’entrepreneur social.

  • « La fonction d’avant-garde » ou encore « d’innovation sociale », c’est-à-dire l’aptitude à révéler la demande sociale et à apporter des réponses nouvelles par la construction d’une offre de services de qualité ajustée aux « besoins sociaux ».
  • « Le moindre coût pour la collectivité » qui est lié au principe de non lucrativité et à la mise en œuvre des gratuités (dons de temps ou d’argent) ou encore à la mobilisation du bénévolat sous toutes ses formes et aux divers étages de l’activité associative.
  • « La réfection du tissu social » qui, pour les associations de service social, renvoie aux questions de la « citoyenneté au quotidien » et au délicat passage de « l’espace public primaire » de socialisation que constitue l’association, à « l’espace public secondaire » ou plus large de citoyenneté que constitue l’espace politique. à cet égard, le don est, pour Alain Caillé, « l’opérateur spécifique de la création du lien social ». Tout « pacte associatif » implique donc forcément le don. Les vertus de ce dernier dépassent largement l’effet de moindre coût.
  • « Le personnalisme et l’accompagnement » qui semblent concerner plus particulièrement les associations de service social mais dont on trouverait certainement des applications nombreuses dans les entreprises associatives du tourisme social, de l’éducation populaire ou de la formation, des activités culturelles, etc.

Mais, bien sûr, ces « spécificités méritoires » ne sont pas innées ou intrinsèquement liées au statut juridique des associations. Elles se construisent et ne sont jamais définitivement acquises.

Comment gérer la tension permanente entre les contraintes gestionnaires et la finalité sociale du projet associatif ?

Avançons encore quelques propositions concrètes.

► Par la professionnalisation des structures associatives et plus précisément : – par une organisation interne en rapport avec les objectifs stratégiques et le projet associatif au double étage de la gouvernance et de la direction, sans négliger la communication et les rapports entre ces deux niveaux ; – par une implication active dans les réseaux de mutualisation des connaissances, des compétences, des expériences (réseaux horizontaux de l’économie sociale sur les territoires et réseaux professionnels verticaux…) ; – par la constitution éventuelle des groupes de coopération ou groupements associatifs (du type plateforme de compétence ou consortium).

► Par la qualification des personnes (ressources humaines) et l’éducation associative des « parties-prenantes ».

La formation technique ou professionnelle et l’éducation associative (aux finalités et valeurs proclamées du projet associatif) concernent les adhérents bénévoles (plus particulièrement les administrateurs) et les collaborateurs salariés (plus particulièrement la direction).

Ceci est essentiel pour maintenir un équilibre des pouvoirs entre le niveau stratégique de la gouvernance et le niveau opérationnel du management, tout en respectant le principe de gestion démocratique qui est consubstantiel au modèle entreprenarial de l’association.

Formation et éducation des parties prenantes sont donc nécessaires pour éviter deux dérives fatales au modèle entreprenarial spécifique des associations gestionnaires :

  • la dérive technocratique qui menace surtout les grosses structures associatives très professionnalisées où l’accaparement du pouvoir décisionnel stratégique par la « technostructure » évacue le projet associatif et réduit la gouvernance à la fonction d’enregistrement en interne et à celle de représentation décorative en externe ;
  • la dérive autocratique, encore trop fréquente dans les associations de taille plus modeste, où le président (souvent le fondateur et ses proches) accapare les organes et les instruments du pouvoir (information, recrutement, gestion financière…). Dans ce cas, le militant étouffe le bénévolat, paralyse le gestionnaire et réduit le projet associatif à sa vision personnelle. Ni l’esprit, ni même la lettre de la loi associative ne survivent alors.

► Par une association effective de « parties-prenantes » de l’association, condition première d’une gestion participative et démocratique qui est la spécificité première du modèle entreprenarial associatif.

La spécificité de la gestion des ressources humaines, dans le cadre des entreprises associatives, c’est de combiner le travail salarié et l’activité bénévole des adhérents, des militants et, éventuellement, des usagers non adhérents. Si, dans les associations les plus professionnalisées, notamment dans le secteur des services sociaux, de la formation, du tourisme social, etc., les bénévoles ne participent pratiquement plus à la production directe des services, on les retrouve nécessairement dans les fonctions d’administrateurs et les fonctions « politiques » d’élaboration et de contrôle du projet associatif.

À partir de là vont se nouer des relations complexes entre les quatre parties prenantes d’une association gestionnaire (comme de toute autre entreprise de l’économie sociale) et qu’Henri Desroche avait schématisées dans son quadrilatère :

On peut donc avoir des cas de figure qui se révéleront néfastes non seulement à l’efficacité ou l’efficience de l’organisation, mais encore à la finalité même de l’association : coalition des managers et salariés contre le président, les administrateurs et les adhérents ; alliance exclusive du directeur et du président au sommet, caractéristique d’une gestion à la fois technocratique et autocritique ; ou encore le cas plus banal (notamment dans les grosses associations « ruminantes » en dérive corporatiste) d’une fracture entre les salariés et les autres parties prenantes, etc.

Une bonne gestion spécifique des ressources humaines, dans les associations « entrées en économie » serait celle qui réussirait à associer les quatre pôles du quadrilatère dans une combinaison favorable à l’efficacité de l’organisation et respectueuse de ses finalités sociales. On pourrait véritablement parler alors d’une gestion à la fois participative et démocratique.

En conclusion provisoire

Une boussole en main pour tenir le cap fixé par le projet associatif

Il est donc nécessaire de se doter des instruments de gouvernance et de gestion bien ajustés à la main des « gouvernants » (c’est-à-dire des administrateurs bénévoles) et des « dirigeants salariés » (ou managers), solidement adossés eux-mêmes à un projet associatif qui donne sens à leur engagement et à leur action.

À l’évidence, certains outils de gestion proprement dite sont communs à toute forme d’entreprise lucrative ou non lucrative.

Cela se vérifie de plus en plus au niveau de la gestion comptable et financière. Le système comptable des associations et les règles de vérification et de contrôle se sont d’ailleurs beaucoup rapprochés de ceux des entreprises commerciales. Les outils universels de la gestion comptable et financière sont précisément les instruments de base du contrôle de gestion, de la transparence et du pilotage stratégique de toute organisation productive.

On ne parle donc pas ici de ce type d’outils gestionnaires standards, mais d’instruments que « l’on ne trouve pas dans le commerce » et qui permettent de garder le bon cap, malgré les bords que l’on est amenés à tirer, en cas de « vent debout ». Il s’agit, par exemple, des guides ou grilles d’évaluation de l’utilité sociale, des approches qualité (élargie), des démarches progrès ou d’autoévaluation qui sont déjà en cours d’expérimentation dans divers secteurs (marchands ou non marchands) d’intervention des associations.

En bref, on parle ici des instruments spécialement forgés pour et par les entrepreneurs sociaux qui s’inscrivent dans une démarche progrès en interne et qui permettent de faire valoir et prendre en compte en externe, l’utilité sociale et sociétale, c’est-à-dire la face cachée de la valeur spécifique générée par les associations, en sus des valeurs économiques marchandes.

  • 1Sami Castro, Nicole Alix, l'entreprise associative. Aspects juridiques de l'intervention économique des associations Uniopss, Economica, 1900
  • 2Il s'agit notamment du répertoire d'établissement Sirene, des sources de l'Unedic, du fichier des DADS, etc.
  • 3Danièle Demoustier, M.-Laure Ramisse, "Essai de construction de profils socio-économiques d'associations", Recma, n°272, 2e trim. 1999. Philippe Calle, "Pour une reconnaissance de la diversité associative", Recma n°2784, 4e trim. 1999.
  • 4Sami Castro, "Organismes lucratifs et droit communautaire. A propos de l'arrêt Sodemare ( de la Cour de justice des communautés européennes, 17 juin 1997)", Recma, n°272
  • 5Philippe Kaminski (Une prospective de l'économie sociale : trois situations, trois destinées, XIIe colloque de l'Adedes, 1990), dans une typologie originale, distinguait en effet les "associations innovantes" des associations ruminantes (ou routinières) et des associations "carnassières" (celle qui, sous l'emprise de leurs managers, consument toute leur énergie et tout leur talent à conquérir des parts de marché en passant par pertes et profits le projet associatif lui-même ; c'est le cas évidemment, des "associations lucratives sans but".
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