Depuis que je suis immergée dans l’économie sociale, il y a maintenant vingt cinq ans, Mondragon était pour moi un mythe, un peu à l’égal de la figure des équitables pionniers de Rochedale ou du familistère Godin de Guise. Aussi ai-je été ravie d’avoir l’opportunité d’approcher cette réalité coopérative qui me semblait faire un tout intégré, en me demandant jusqu’où allait cette intégration.
« Mondragon » a été fondé par un prêtre, José Maria Arizmendiarrieta (1915-1976) exilé à Mondragon après la guerre civile. Il crée en 1943 une école de formation de techniciens. Cinq jeunes issus de l’école créent en 1955 la première coopérative de fabrication d’appareils de chauffage (Ulgor). La structure coopérative était pour le père un moyen. Avec l’entrée de l’Espagne dans le Marché commun, les coopératives industrielles se développent, se structurent par réseaux d’activités, puis par régions du Pays basque. C’est sans doute la tradition culturelle du Pays basque, l’usage de l’action collective pour résoudre les problèmes, qui a favorisé le développement des coopératives dans cette région. Le MCC –Mondragon Corporacion Cooperativa – est créé en 1991 pour rassembler toutes les coopératives.
Les atouts sont évidents :
► un développement de la formation en parallèle à la production, dès le départ, avec la création de l’école technique, puis de l’école polytechnique et de l’Université de Mondragon en 1990 (5 000 étudiants aujourd’hui) qui développe des échanges avec des universités dans d’autres pays. Les liens université /entreprises sont forts, l’université évaluant la formation en fonction de ce que pense l’entreprise des jeunes formés. Dans les conseils d’université, un tiers des représentants sont issus du Mcc. Une coopérative (Alecop) emploie des élèves qui y travaillent à mi-temps pendant leur formation ;
► 120 coopératives dans lesquelles tous les travailleurs sont coopérateurs : 87 industrielles, 1 de crédit, 1 de consommation, 4 agricoles, 8 dans l’éducation, 10 dans la recherche, 9 dans les services ;
► un système de protection sociale propre (Layan Aro), à la suite de l’exclusion en 1958 du système général, sur ordre du ministère du Travail, sous prétexte de la nature du lien entre l’entreprise et le salarié qui est un contrat d’associé et pas un contrat de travail ; il est actuellement en débat, le gouvernement basque voulant qu’il intègre le régime général ;
► une mobilité des travailleurs à l’intérieur du groupe, qui pallie les aléas dus aux restructurations (81 000 emplois ; 60 % de la population active de Mondragon travaillent au sein de Mcc) ;
► une échelle des salaires de 1 à 3, puis aujourd’hui de 1 à 9, avec peu de conflits dus au salaire, mais néanmoins le risque de voir les cadres partir ou d’avoir à en recruter qui n’ont pas le statut d’associés ;
► une internationalisation de la production : 210 entreprises dont 50 % sont au Pays basque, 40 % en Espagne, 10 % à l’étranger (on fabrique le bas de gamme à l’étranger et on garde les productions à haute valeur ajoutée technologique au Pays basque) ;
► une diversification dans la grande distribution (Eroski) en 1981 ;
► mais surtout la création, dès 1959, d’une banque (Caja Laboral), qui donne au groupe les moyens de son propre développement ;
► et une politique de recherche permanente avec un pôle Innovation (Garaia) qui sera regroupé dans un nouvel ensemble en cours de construction, véritable Mondragon Valley qui doit attirer aussi des entreprises autres que les coopératives de Mondragon. Les groupes y sont de plus en plus pluri disciplinaires. 1 600 chercheurs y seront regroupés ;
► des pépinières d’entreprises : celle située à Mondragon suit 13 ou 14 projets par an dont 5 ou 6 arrivent à exécution ;
► dans un environnement favorable auquel Mondragon contribue puisque le chômage au Pays basque est passé de 20 % à 5 % ; la croissance est de 3,7 % ; l’investissement public dans la R&D est de 1,6 % pour 1 % en Espagne ; les pôles de compétitivité (clusters) au Pays basque (11 dans le domaine industriel) y sont soutenus par des politiques d’aide publique.
La distribution des résultats se fait pour 10 % à un Fonds d’éducation et de promotion, 20 à 60 % à un Fonds de réserve, 30 à 70 % en retour aux coopérateurs (intérêts capitalisés).
Dans les faits, les 20 % légaux pour les réserves sont insuffisants et la moyenne s’établit aux alentours de 45 %.
Nous avons été pilotés par le directeur de la dissémination coopérative et des études sociologiques. Un accompagnement donc très officiel, qui n’a sans doute pas permis d’avoir accès à un regard plus critique, notamment sur la place réelle du coopératisme dans les nouvelles générations. À un moment, en l’absence de notre guide, nous avons été pilotés par un jeune ingénieur et c’est sa réaction sur la question qui me fait émettre quelques doutes. Aucun enseignement sur le coopérativisme et sur les valeurs qu’il sous-tend n’est fait dans la formation initiale.
L’apport initial de chaque coopérateur est de 12 000 €. Le délai pour devenir coopérateur est de six mois à un an après l’embauche et la période d’essai, avec un plan de formation sur le coopérativisme.
Le Mcc tient une assemblée statutaire par an à laquelle s’ajoutent deux assemblées générales d’information dans le courant de l’année. Tous les mois, tous les salariés participent à une réunion qui a pour but de donner des informations sur Mcc, de fournir les objectifs de travail du département et de résoudre les problèmes sur leur site.
L’un des membres du groupe, issu du milieu des Scop, se prononce, en raison de son expérience, pour un sociétariat volontaire avec une formation des intéressés au moment où le salarié demande à être sociétaire. J’aurais aimé que nous approfondissions cette question, importante pour le devenir de l’économie sociale.
La réussite de Mondragon tient au terreau culturel favorisant les initiatives collectives, au fait d’avoir associé formation et production dès le départ, à la création d’une banque propre où salariés, épargnants et investisseurs se confondent, à l’investissement dans l’innovation technologique, au fait de délocaliser les productions à faible valeur technologique. Encore que l’on peut se demander si le groupe, dont l’identité est fortement ancrée sur un territoire, résistera à la mondialisation croissante.
Je suis plus interrogative sur la réalité du ciment coopérateur à partir d’une réelle conviction personnelle des salariés associés (on en est à la troisième génération de coopérateurs), et du fait que la moitié des salariés ne sont pas aujourd’hui associés (surtout du fait du rachat d’entreprises). Tous les maires, depuis la fin du franquisme, sont issus de la coopération. Mais la ville, encaissée dans une vallée, m’a paru triste. Le pouvoir d’achat est élevé mais les dépenses se font ailleurs. Il y a une crise du logement, les coûts étant devenus prohibitifs.
Le Mcc a innové aussi en la matière, achetant des terrains et constituant une coopérative entre accédants à la propriété. On nous avait annoncé à San Sebastian, en avant-première, un accord imminent entre le gouvernement espagnol et l’Eta, la fin du conflit ne pouvant qu’améliorer la santé économique du Pays basque, bien que déjà florissante, nous a-t-on dit. Un an après, les négociations n’ont pas abouti…