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L’économie sociale fait-elle mouvement social ? Assises du Ceges 1er octobre 2008

Michèle Boulègue
Michèle Boulègue
Assises du Ceges 1er octobre 2008, par Michelle Boulègue paru dans La tribune fonda n° 192 - août 2008

Le Ceges nous invite aujourd’hui à répondre à une question qui en pose d’autres :

► l’économie sociale est-elle, elle-même, en mouvement ?

► l’économie sociale est-elle un mouvement ?

► le verbe « faire » en plein milieu de cette question, suggère que l’économie sociale se fasse principe actif de la société civile. Bien sûr, on comprend qu’il ne s’agit pas de « faire mouvement » comme peuvent le faire des unités militaires en manœuvre. L’idée même de blocs disciplinés, animés par la réalisation d’un schéma commun, semble, sur le champ, inappropriée.

L’absence délibérée de liaison entre « faire » et « mouvement » titille l’esprit. Ce parti pris oriente, délibérément, la réflexion sur la capacité de l’économie sociale à faire et à obtenir un effet qui, indifférencié, se joindrait à l’ensemble des dynamiques sociales à l’œuvre dans la société. Dès lors l’ambition de la réflexion nous apparaît : creuser l’hypothèse d’une économie sociale inscrite dans la chair du corps social comme partie intégrante de son histoire, des transformations à l’œuvre et des évolutions en gestation. Cette formule, en dépit de sa forme, prudemment interrogative, décentre l’économie sociale hors de son périmètre sectoriel et la propulse dans les enjeux contemporains de la société civile.

Audace ou retour aux sources ? Aujourd’hui, on nous propose une nouvelle mise en perspective de l’économie sociale jusqu’à lui donner la dimension d’un mouvement social, mieux, la capacité de faire mouvement social ; selon quel emboîtement ? Quelle symbiose est recherchée ? Dans quel but ? Je ne peux m’empêcher d’entendre cette formulation comme un écho des premiers pas des institutions de l’économie sociale décrits par Charles Gide. Il saluait une ambition sociale aux résonances politiques. Celle qui conduit un peuple à décider d’améliorer son sort par lui-même et à prendre l’initiative des actions qui permettent d’espérer l’avènement d’une organisation sociale et politique capable de garantir durablement les avancées obtenues. Faut-il comprendre que, dès son origine, l’économie sociale a trouvé son ancrage dans un social et un politique intimement liés ?

Quelles incidences pourrait avoir, aujourd’hui, cette conception de l’économie sociale pour son identité, ses entreprises, ses actions et son organisation ? Quelles conséquences pour le corps social ? Selon quelles interactions ? Au prix de quelles initiatives ? Avec quelle légitimité ?

Ces interrogations nous invitent à revenir aux origines et au parcours de l’économie sociale depuis les débuts de l’industrialisation et de l’urbanisation transformant profondément et brutalement les enjeux sociaux au point que les ondes de choc se font sentir aujourd’hui, engendrant de nouvelles dynamiques dans notre société de services, mondialisée, sur-technicisée et plurielle.

 

L’économie sociale : une histoire en plusieurs étapes

Le baptême

L’économie sociale que nous connaissons n’a pas surgi, casquée de certitudes et de connaissances dans notre panoplie des références économiques et sociales. Elle est le fruit d’un long processus dont le cours prouve la capacité native de ses acteurs à s’interroger, à intégrer les enjeux d’une époque, à agir tout en s’adaptant. Mais d’où vient l’impulsion ? Un retour aux sources, avec Danièle Demoustier en guide éclairée, met en lumière la ferveur collective tournée vers le progrès en cette fin du XIXe siècle, au point d’inspirer ces entreprises colossales de communication que sont les expositions internationales dans le sillage de l’Angleterre. Cependant l’industrialisation moderne portée par les nouvelles technologies de production a mis à nu le tribut payé par la classe ouvrière et a fait découvrir, du même coup, que la production de richesses ne donnait pas en sus la clé de sa répartition. Indignation et initiatives de la société civile ont été les réponses aux tensions économiques et sociales de l’époque. Elles ont inspiré le débat politique qui se poursuit de nos jours, sur d’autres bases, issues du progrès précisément, et à une autre échelle en gagnant les galons du planétaire. Même si les termes diffèrent, l’enjeu reste identique : « Le bonheur du peuple », disait Charles Gide. La qualité de vie, le bien être des personnes, disons-nous aujourd’hui. Le bien être de l’humanité commence-t-on à balbutier.

Ainsi Charles Gide intitule-t-il son 1er rapport sur le Palais de l’Économie sociale, lors de l’exposition universelle de 1900 : L’Économie sociale : les institutions du progrès social. C’est pour moi l’acte de baptême de l’économie sociale. Pourquoi ? Charles Gide voyait ces institutions de l’économie sociale comme des acteurs directs du progrès social, du fait de leur ouverture au sort de la classe ouvrière.

Charles Gide définissait l’économie sociale comme étant la forme d’économie « qui parle au peuple de ses peines et des moyens de les guérir ». Pour lui, se faisant le porte parole des institutions de l’économie sociale de son temps, la priorité est la maîtrise des risques sociaux que sont le chômage, la maladie, les accidents, la pauvreté, le manque d’hygiène, la sous-alimentation. L’ampleur des questions lui fait exclure que les réponses puissent relever de la seule initiative des institutions de l’économie sociale. Il ne semble pas attendre de solutions de la seule transformation miraculeuse des pratiques patronales ; il indique clairement que l’État est un partenaire incontournable et un acteur à part entière en charge notamment de l’édiction des règles, particulièrement en ce qui concerne la priorité des priorités du moment, le marché du travail.

De l’édiction de ces règles dépend le temps de vivre dans le respect de soi, de sa famille, de ses appartenances sociales et culturelles : durée du travail, du loisir, montant des rétributions, capacité de participer à la construction sociale. L’enjeu est de se donner les moyens collectifs de s’accomplir en tant que personne et en tant que citoyen. à ceux qui prônaient la patience, l’abstinence et l’épargne personnelle pour un futur meilleur, Charles Gide a opposé l’efficacité de la solidarité collective, non pour instaurer un rapport de force mais pour mieux faire converger les énergies, individuelles, sociales, politiques et économiques au service de l’émancipation des personnes, en un vaste projet de société. Il en ressentait l’urgence. L’organisation de cette solidarité collective lui paraissait le meilleur moyen d’agir vite et efficacement afin d’offrir à chacun, le voulant, la possibilité de prendre en main ses problèmes au moyen d’un cadre de coopérations généralisées, organisées et rendues obligatoires.

C’était vouloir transformer la physionomie sociale de son temps. Cette ambition visionnaire était aiguisée par une connaissance intime de son temps, gros de vigueur créatrice, d’appétits, d’utopies et d’égoïsme. Cette volonté de transformations sociales dans le cadre d’actions concrètes et solidaires ne pouvait que rencontrer les convictions d’hommes politiques, tel que Jean Jaurès, défenseur d’un état démocratique.

Mais les hésitations et les risques sociaux tenaces et de plus en plus complexes rendaient Charles Gide lucide, ses commentaires préparaient les nôtres :

– il critique l’économie libérale sans frein. On peut lui donner raison aujourd’hui en assistant au jeu panique de dominos qui ébranle le système bancaire mondial et nous fait constater, incrédules, que les tenants les plus fervents du libéralisme sont ceux qui se jettent au pied de l’État pour socialiser leurs excès de gourmandise ;

– il dit son inquiétude face à l’émiettement et au cloisonnement des associations ouvrières. Nous avons les mêmes, face à l’émiettement de l’ensemble des entreprises de l’économie sociale et aux divisions internes et externes qui isolent chaque branche. On connaît leurs difficultés à mener des actions complémentaires, transversales et ouvertes sur la société. Pourtant, Charles Gide appelait déjà de ses vœux l’avènement des pratiques de coopération entre les institutions de l’économie sociale afin de mobiliser efficacement les énergies collectives ;

– il exprime sa confiance dans l’intervention publique en charge de l’intérêt général et en capacité d’instituer l’organisation d’une solidarité obligatoire et complémentaire des engagements volontaires. C’était, à ses yeux, le seul moyen d’apporter des réponses sociales durables à la mesure des enjeux de la société. Aujourd’hui, notre protection sociale, le droit du travail, la santé publique, la réglementation de la consommation, pour ne citer que ces domaines, lui donnent raison. Au-delà du rôle de la puissance publique, Charles Gide souligne ainsi la nécessité de construire des régulations afin de préserver le faible du fort et «des incapables».

A propos de régulation, l’internationalisation de l’économie retenait déjà son attention car elle contenait, selon lui, les germes de dumping et de difficultés supplémentaires pour les salariés pour faire respecter leurs droits. Les emplois massivement délocalisés de l’industrie automobile ne lui donnent pas tort un siècle plus tard. Pour autant, il ne se prive pas d’une observation curieuse et intéressée de ce qui se passe hors de l’hexagone et prône l’échange d’expériences, les coopérations et le partenariat. Nous sommes sous la verrière du Grand Palais en pleine exposition universelle, c’est bien le moins et il n’oubliera pas de prédire une société de la complexité. C’était bien vu.

Nous devons à Charles Gide d’avoir baptisé l’économie sociale, d’avoir explicité ses buts, d’avoir tracé les axes de partenariat avec l’État. Plus encore, il a posé la démocratie comme un principe identitaire et la source d’inspiration de son organisation et de ses méthodes de travail au service du bonheur du peuple et de son émancipation.

La culture de projet

L’histoire se poursuivant, elle va mettre en lumière un nouvel aspect des organisations de l’économie sociale dans leur quête pour améliorer leur mode opératoire dans un cadre démocratique : la dimension d’entreprise. Henri Desroche, invité par le Cnlamca développe « des hypothèses pour une entreprise de l’économie sociale ». Nous sommes à la fin des années 70. Le terme d’économie sociale a été abandonné par Charles Gide lui-même en 1911. Était-ce laisser le champ libre au seul développement économique dans le droit fil d’une culture entrepreneuriale ? Pourtant l’expression a perduré depuis le début du XXe siècle pour désigner un champ de recherches sur l’analyse économique de la répartition et de la redistribution au travers des politiques sociales. Revanche des sciences économiques et politiques sur le concept encore jeune d’économie sociale ? Depuis le temps des expositions universelles, les différentes branches, associative, mutualiste, de coopération, se sont développées, structurées en elles-mêmes. Elles ont élargi leur assise propre, se sont professionnalisées et éprouvent le besoin partagé de se manifester en tant qu’ensemble pour gagner en influence auprès du public et des pouvoirs publics. Ainsi le Cnlamca est devenu le Ceges.

D’emblée, Henri Desroche dit sa préférence pour le terme d’entreprise d’économie sociale, siège des initiatives, vouée à l’action, au service d’une économie humaine, mise sous tension entre contraintes et volonté. Il insiste sur l’importance à accorder à une économie de l’action, du projet, de l’implication instituante, une volonté des acteurs plutôt que des systèmes. Il faut dire que les différentes familles de l’économie sociale telles que nous les connaissons maintenant s’étaient déjà instituées chacune en secteurs identifiables de par leur statut, leur domaine d’action, dans une relation complexe avec l’État, du style « Je t’aime moi non plus». Ces familles se sont développées en revendiquant une indépendance sourcilleuse vis-à-vis des menées volontaristes et encadrantes de l’État providence tout en recherchant la reconnaissance de la puissance publique comme preuve d’une légitimité au côté de celle que lui confèrent leurs adhérents.

Dans le même temps, les subventions publiques avaient largement consolidé le secteur associatif, quand la sécurité sociale avait permis d’écrêter des risques au bénéfice de la gestion des mutuelles complémentaires. Le poids de l’État et son rôle structurant pour les différents champs d’intervention sociale ont permis une ouverture pragmatique au marché : ainsi l’insertion par les activités économiques, l’offre en prévoyance des mutuelles de santé, les soutiens aux formidables avancées des coopératives agricoles et de la distribution. Ce métissage sentait bon le modernisme et stimulait un savoir faire aussi pionnier que tonique. Le tout dans une relative quiétude, à petits pas. La recherche de l’affranchissement des personnes a inspiré des pratiques de gestion innovantes et des structures mixtes à cheval sur le marché et l’aide publique. Pour autant, la construction et la préservation du noyau identitaire n’était pas négligée : maintien du choix d’une organisation démocratique pour décider des actions, gérer et développer un patrimoine commun impartageable et transmissible de génération en génération.

L’intérêt accordé à la notion de projet traversait, alors, l’ensemble du monde économique et particulièrement celui des entreprises capitalistiques. à la même époque, une délégation d’industriels revenue du Japon était subjuguée par la démonstration des entreprises nippones qui, au sein de « cercles de qualité », concentraient l’énergie de leurs collaborateurs sur un projet présenté comme le moyen de démontrer une efficacité personnelle démultipliée par l’implication au sein de petits collectifs d’action agissant hors hiérarchie. Dès lors, les entreprises françaises se sont convaincues d’avoir à organiser des communautés de travail dont le projet était le moteur. Les managers avaient à orchestrer ces énergies dans le projet plus vaste de l’entreprise. Cette option managériale rencontrait aussi les aspirations de leurs collaborateurs, attachés à être considérés comme des acteurs et non plus comme des rouages. La culture du projet a également inspiré les projets d’aménagement du territoire. à ce jour, nous n’avons pas encore épuisé ce modèle d’action.

Le virage gestionnaire

Dans le sillage de la culture de projet, la constitution d’une technostructure s’est imposée sous la pression des experts consultants. Les entreprises de l’économie sociale tenaient à démontrer leur capacité à satisfaire leurs finalités sociales en instrumentalisant un économique maîtrisé, à contre front des entreprises capitalistiques pour lesquelles le social ne peut que dépendre des richesses créées par l’économie. Leurs dirigeants ont décliné ces réflexions, secteur par secteur, et effectué le virage gestionnaire des années 80.

Chaque famille y a gagné en professionnalisme, en efficacité économique. Il en a résulté la constitution d’une classe de dirigeants professionnels et salariés au côté des dirigeants bénévoles. Ceux-ci se sont fait de plus en plus discrets, tétanisés par la complexité des problèmes à traiter, l’ampleur des risques financiers et fiscaux surgissant dans le sillage des avancées économiques choisies et/ou contraintes.

Dans le même temps, le retrait de l’État, la décentralisation et le parti pris politique en faveur d’une économie de marché se sont accompagnés de profondes transformations tout en accélérant l’inscription dans l’économie des marchés. Désormais, l’État n’appuie plus ses politiques sociales de façon aussi systématique sur l’offre et les organisations des différentes familles de l’économie sociale. Il n’a pas peur d’emprunter au marché des formules d’arbitrage les renvoyant dos à dos dans le cadre d’appels d’offre concurrentiels, divisant d’autant les entreprises entre elles.

L’ouverture au marché engendre des transformations spécifiques qui touchent les entreprises de l’économie sociale en interne en obligeant à isoler les activités, par nature, en filiales distinctes selon leur degré d’ouverture au marché. La liste de ces transformations est longue. Elles se sont faites à marche forcée sur plusieurs fronts en même temps : statutaires, législatives, comptables, fiscales. Le tout orchestré par Bruxelles et relayé par l’État au travers d’une administration fiscale plutôt acquise. Quand Gide évoquait la solidarité sociale capable de mobiliser les énergies nécessaires à une action volontaire et collective, les entreprises de l’économie sociale, renvoyées aux arbitrages du marché, cherchent aujourd’hui des modalités de régulations économiques qui respectent la nature de leurs actions et leur mode d’organisation. Pour arriver à ce résultat, il a fallu que les entreprises de l’économie sociale soient allées jusqu’au bout de la proposition entrepreneuriale d’Henri Desroche et cultivent leur versant gestionnaire, facteur indéniable de leur modernité et de leur efficacité. Démonstration réussie. Grâce à cet épisode, les entreprises de l’économie sociale sont devenues compétitives et se sont dotées de technostructures efficaces, à même de maîtriser les complexes architectures de leur regroupement.

Elles sont devenues davantage visibles au point que l’on puisse parler de leur poids économique servi par un traitement statistique militant. Employeurs conséquents, Les échos salue leur capacité d’embauche régulière, soutenue, la stabilité des emplois et des perspectives rassurantes pour les salariés qui échappent aux aléas des entreprises capitalistes opéables. Ces entreprises, constituées de groupements de personnes et non de capitaux, démontrent l’efficacité de bouclier du modèle démocratique d’organisation qui a assuré leur continuité sociale, économique et institutionnelle. Ces succès leur valent d’être dénoncées par les entreprises capitalistes comme des acteurs économiques qui n’agissent pas selon les mêmes règles contrairement aux principes de l’économie libérale qui instaurent la libre concurrence.

Sous le poids de la charge, les entreprises de l’économie sociale sont obligées de se définir plus rigoureusement. Forte de leur démonstration économique, elles développent un argumentaire qui réinvestit leur dimension sociale et au-delà de la contribution au bien être des personnes. Elles affirment contribuer à la construction de la cohésion sociale au travers de leur pratique démocratique. Ce plaidoyer a convaincu Michel Rocard, chargé en 2002 de démontrer la double identité des mutuelles, acteur économique et social, producteur de services, réducteur de tensions, vecteur de construction sociale solidaire en continu et donc acteur décisif de cohésion sociale. On peut souligner la permanence du discours. La nouveauté est d’avoir à en apporter la preuve, vis-à-vis des concurrents, des autorités et des acteurs de terrain que sont les bénéficiaires, les bénévoles et les salariés. Les nouvelles générations restent en phase avec les notions de projet et d’implication, chères à Charles Gide, mais autrement. Non plus pour faire aboutir un projet institutionnel surplombant, mais pour se faire et se faisant, construire la société au présent sans attendre le futur. Voilà qui exige de se donner des repères fiables pour être sûr des progressions individuelles et collectives au quotidien. Ces repères relatifs à des catégories morales ne peuvent pas se satisfaire uniquement de critères et d’indicateurs quantitatifs. La mesure du bien être nous rend avides de repères qualitatifs. La complémentarité des indicateurs quantitatifs et qualitatifs créerait un nouvel ordre de références dont on voit bien qu’il permettrait de préciser l’identité et la légitimité des actions de l’économie sociale.

Cette rapide rétrospective nous permet de dire que l’économie sociale est en mouvement. Les transformations sociales, sous la pression du choix de l’économie libérale, ont amené successivement ces entreprises à être, à la fois, parties prenantes de débats de société, acteurs de la redistribution sociale, producteurs et gestionnaires de services à la personne pris au sens large et comme tels acteurs économiques et sociaux à part entière. L’enjeu est pour elles d’en apporter, collectivement, la preuve concrète aux citoyens, au-delà du cercle de leurs membres.

 

L’économie sociale est-elle un mouvement social ?

 

De la quête à la conquête ?

Le rapide retour aux sources, décrit la quête originelle en faveur de plus de justice sociale, menée par des citoyens de la fin du XIXe siècle pour alléger les rigueurs du quotidien. Dans ce but, ils se sont engagés dans des démarches multiformes ayant en commun la mobilisation d’énergies dans le cadre d’actions solidaires et dont le point de convergence, était l’investissement du principe démocratique pris comme principe d’organisation. Cette option les mettait en correspondance avec des hommes politiques, tels que Jean Jaurès, militant en faveur de la démocratisation de l’État et faisant de la coopération le principe supérieur de son organisation. à la fois but et moyen, l’avènement de la démocratie se verrait préparé par les initiatives pragmatiques des coopérateurs prises comme autant d’exercices précurseurs. Une nouvelle politique au service de l’affranchissement des hommes préparée par le pédagogique, par l’action des institutions de l’économie sociale : « L’État démocratique est la coopération suprême vers laquelle tendent, comme vers leur limite, les autres coopératives » (Jean Jaurès). Ainsi les institutions sociales étaient-elles vues comme parties prenantes d’un mouvement social et politique motivé par la volonté d’agir pour conquérir un autre monde : celui de la justice sociale portée et garantie par un état démocratique.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Les institutions pionnières de l’économie sociale, saluées par Charles Gide, sont devenues des entreprises de l’économie sociale. Elles ont investi la culture de projet d’entreprise bien au-delà des recommandations en faveur du projet collectif, cher à Henri Desroche qui y voyait une méthode d’action pour capter et organiser l’énergie humaine au service de la promotion des personnes et de la prise en main de leur sort en toute autonomie. Ainsi, les entreprises de l’économie sociale n’ont pas raté le virage économique et gestionnaire des années 80. Elles n’avaient pas le choix au moment où la société française s’ouvrait à l’économie libérale et où la classe politique considérait formateur pour chaque citoyen de devenir actionnaire. Pleinement ouvertes sur la société de leur temps, elles se font cellules perspicaces d’observation et véritables ateliers de réflexions et d’actions. De ce point de vue, les missions originelles restent actives, faites entreprise par entreprise et branche par branche. Le virage gestionnaire ne les rend pas aveugles, ni sourdes aux mouvements de la société. Les comportements consuméristes les inquiètent.

Les différentes familles de l’économie sociale contemporaine, aux prises avec ses évolutions, conservent les fondamentaux qui scellent leur identité : des finalités de service aux personnes plutôt que le profit, une organisation démocratique, le non partage des fruits de la gestion et leur réinvestissement dans l’action pour assurer l’amélioration du service rendu et la pérennité des entreprises, selon une conception du développement durable très contemporaine.

On peut en prendre pour preuve que les différentes familles de l’économie sociale ne se détournent pas de leur mission sociale :

– les mutuelles sont parvenues à faire reculer le gouvernement sur ses projets de déremboursement de certaines classes de médicaments. Elles se positionnent en faveur d’une politique de santé sans exclusive ;

– les associations sont sur le front des enjeux sociaux tels que le logement, la scolarisation, le sort des immigrés, le vieillissement de la population, la précarité, les soins à domicile, les familles monoparentales, la solitude ;

– les coopératives remettent à l’ordre du jour la redistribution en organisant des circuits courts de la production aux consommateurs, avec des engagements de qualité et de modération des coûts que ne renierait pas Charles Gide. Ce faisant, ces réponses si pertinentes soient-elles, le sont, famille par famille. Il n’est pas possible d’en déduire une identité collective de mouvement. Ces actions ne traduisent pas une politique commune qui permettrait d’identifier la cohérence, dans la durée, des stratégies des organisations pour réaliser un projet commun. La volonté partagée manque pour transcender les diversités d’approche et polariser des moyens transversaux, dans le cadre de coopérations fondées sur la complémentarité des compétences, des ressources et des implantations. Le mouvement de l’économie, identifiable, est cependant appelé de leurs vœux par les décideurs politiques et les partenaires sociaux, tous en recherche d’interlocuteurs représentatifs de l’ensemble des familles pour mettre en œuvre des programmes d’envergure dans des perspectives durables.

Un rendez-vous raté ?

Comment l’expliquer ? 

Ce manque de volonté politique commune ne vaut-il pas aussi pour le monde politique ? Lui-même nous parait plus près de se comporter en gestionnaire qu’en visionnaire. Est-ce le résultat d’une démission du politique face à la montée en puissance des technostructures, des pouvoirs économiques ? On le dit et pas seulement à propos des entreprises de l’économie sociale. De fait, Pierre Rosanvallon, dans son ouvrage La démocratie inachevée, décrit cet affaiblissement de la volonté politique comme un phénomène contemporain qui traverserait l’ensemble de notre société. Chacun d’entre nous serait plus prêt à créditer les techniques d’une capacité concrète de transformer la vie quotidienne et les rapports sociaux en apportant davantage de confort et d’autonomie.

S’interroger sur les fondements d’une volonté politique nous renvoie à ce qui fonde la volonté humaine. Cette interrogation vaut particulièrement dans le cadre d’organisations constituées de groupements de personnes faisant de la démocratie une culture identitaire, capable de rassembler les volontés individuelles en une volonté collective construite au fil des débats et sacralisée, par le vote, en expression politique. Mais pour reconnaître une volonté politique, il faut qu’elle soit incarnée en actions significatives, visibles et notables pour les hommes. Ce qui ne se voit pas n’existe pas. L’étroite association des médias et de l’économique et les effets politiques très récents dont nous sommes les témoins le donnent à penser. Plus profondément, il faut comprendre que la volonté politique, crédible et entraînante, se fonde sur sa légitimité qui lui vient de l’adhésion du corps social à ses propositions, pour autant que celui-ci ne soit pas aux abonnés absents.

Si l’adhésion consciente et volontaire du corps social reste la clé, comment réveiller la belle ? C’est une préoccupation lancinante des entreprises de l’économie sociale. Elles constatent, en direct, une disparition de la volonté collective de leurs adhérents, remplacée par des exigences individuelles de consommateurs. De plus, les efforts de rationalité budgétaire au prix d’importants regroupements distendent les liens de proximités et atténuent le sentiment d’appartenance.

L’atonie politique les inquiète à juste titre. On ne peut en rendre responsable la technostructure, mais il convient de rechercher les moyens de créer de nouveaux équilibres entre les rôles techniques et politiques. Faute de quoi, leur légitimité s’en verrait fragilisée d’autant, sous le regard attentif de leurs concurrents toujours prêts à siffler le hors jeu. Elles réagissent en concevant et en organisant des formations de leurs adhérents et de leurs dirigeants. Il s’agit de créer des temps forts destinés à faire comprendre les évolutions sociales et économiques et à faire partager des interrogations propres à relancer le débat politique. L’affaiblissement de l’expression politique est ressenti par l’ensemble des familles.

De plus, les efforts de spécification de chaque famille les entravent et les isolent encore plus dans leur corsetage statutaire et juridique freinant leur mobilité, pourtant indispensable, sur un marché concurrentiel en constante recomposition. Leurs valeurs communes leur donnent un socle partagé qui permet de les identifier comme membre d’un secteur. L’expression reste statique.

La situation est périlleuse car, pour prix de tous leurs efforts, les entreprises de l’économie sociale, toutes branches confondues, sont exposées à la banalisation par le marché, à l’instrumentalisation par les pouvoirs publics et les collectivités locales ou à la marginalisation au sein de niches de services en faveur de personnes non solvables. La grande geste de la conquête initiée par les institutions de l’économie sociale est-elle sur le point de s’immobiliser, engluée dans des règles de marché si peu faites pour elles, au point de nous faire souvenir de cette phrase de Jean Oberlé : « Plus besoin de conquérir quand tout est à vendre. » Pourtant les entreprises de l’économie sociale en parlent-elles assez des parts de marché à conquérir et s’y emploient-elles avec d’indéniables succès ? Serait-ce que l’économie sociale, sans être statique, n’irait pas à plein régime, faute d’une double impulsion, à la fois économique et sociale, comme le dit le mode d’emploi.

La dimension gestionnaire, acquise de haute lutte, s’impose pour circuler en plein libéralisme, mais elle ne peut être privilégiée ni exclusive car, si elle donne du coffre, elle ne donne pas de souffle. L’élan des jeunes institutions de l’économie sociale était impulsé par des questions sociales dont l’urgence s’imposait aux acteurs parce qu’ils l’éprouvaient directement. Ils y apportaient des réponses de terrain, en toute proximité dans le cadre d’actions volontaristes, aux moyens de pratiques démocratiques directement inspirées par leur ouverture aux évolutions de la société et aux débats qui la traversaient. Cette ouverture et la capacité de traduire en actes les aspirations sociales ont fait la légitimité de ces institutions et leur proximité avec les grands acteurs politiques de leur temps.

Leurs actions s’ouvraient sur le champ des politiques sociales et fondaient en retour leur légitimité dans la capacité à articuler le politique au social. Pour ces motifs, on pourrait penser que ces institutions avaient impulsé un mouvement social faisant de la démocratie son principe d’action et son mode d’emploi. Mais toutes connotations avec les mouvements contestataires de l’époque furent refusées par leurs représentants plus attachés à réformer. Charles Gide lui-même ne parle plus d’économie sociale à partir de 1911. S’agit-il d’un rendez-vous raté ? Depuis lors, les institutions de l’économie sociale, chacune pour leur compte, se sont développées et structurées en famille. Elles ont investi le champ économique avec succès, sans pour autant pouvoir prétendre être une alternative aux procédés des entreprises libérales, faute de constituer ensemble un rapport de force suffisant avec à leur actif 12 % du Pib, mais en démontrant d’autres manières d’aborder l’économique dans le respect des valeurs humanistes ; toutefois elles n’apparaissent pas encore comme un mouvement de l’économie sociale, tout en détenant tous les paramètres. Comment les activer ?

L’économie sociale : un mouvement ?

Dans quel but ? 

Transformer le secteur de l’économie sociale en mouvement, on en sait l’intérêt. Ce serait doter chaque entreprise et branche d’activité d’une visibilité, d’une audience, d’une réactivité commune ; le tout adossé à des moyens de coopération renforcés, sinon nouveaux, qu’elles pourraient davantage mobiliser grâce à la mise en commun de leurs ressources propres. Cette évolution ne peut se concevoir sans la prise de conscience volontariste des entreprises de l’économie sociale des enjeux de la société civile et de la convergence de leur mission, la complémentarité de leur métier et de leur ancrage territorial.

La prise de conscience d’intérêts communs est source d’inspiration d’une vision politique construite et partagée, à condition de regarder par-delà les clôtures. La mise en œuvre de cette ouverture et de cette complémentarité est vitale pour le développement des entreprises, tant elles sont sollicitées sur tous les fronts, économique et social, et ne pourront y faire face seules, ni par branche. Les enjeux sont trop multiples et simultanés. Les réponses sont à construire ensemble et au pluriel, de façon pragmatique. La mitoyenneté des familles de l’économie sociale et les relations de voisinage ne sont pas à la hauteur des urgences économiques et sociales que leurs entreprises affrontent actuellement, trop isolément. La prise en compte des complexités auxquelles sont confrontées les entreprises de l’économie sociale impose la transformation du secteur en mouvement de l’économie sociale.

Quels enjeux, quelles urgences ? 

En héritiers que nous sommes, nous pouvons sans effort convenir que les enjeux restent les mêmes aujourd’hui que ceux décrits par Charles Gide, mais en mode complexe. Une économie libérale inégalitaire par principe génère de la richesse, sans le mode d’emploi de la répartition. Les entreprises de l’économie sociale apportent leur capacité originale de production et de redistribution, mais la démonstration reste limitée au cercle de leurs membres, branche par branche.

La permanence des questions sociales est frappante : encore et toujours, le pouvoir d’achat, la préservation de l’épargne, le financement des retraites, l’accès aux soins, le droit au travail sans y laisser sa vie, l’éducation, le logement. Mis à part les actions des différentes familles dans leur domaine respectif, on ne peut que s’étonner de la discrétion de l’économie sociale sur ces sujets qui faisaient se galvaniser les institutions pionnières de l’économie sociale au temps de Charles Gide (au point que Jean Jaurès les reconnaissent comme des partenaires politiques).

On vient de souligner une sorte d’inertie politique de l’ensemble par manque de volonté collective. On sait à quel point les entreprises de l’économie sociale sont mobilisées sur leur propre domaine, mais cette concentration sur elle-même les prive quelque peu d’ouverture. Privée de l’aiguillon de la société civile, elle-même diffractée en de multiples centres d’intérêts, ceux des citoyens en charge de leur propre construction. La donne a changé. Sans en changer la nature, la mondialisation des échanges les aggrave, en ajoutant un changement d’échelle qui ne permet plus d’identifier la chaîne des responsabilités, ni les décideurs. Elle fait surgir de nouvelles problématiques telles que la prise de conscience des interdépendances et de la nécessité d’inventer de nouvelles régulations dont la mise en place ne se fait pas encore au rythme ni à la mesure des tensions à l’œuvre. Chacun découvre que des gestes ordinaires de la vie quotidienne se confrontent à des niveaux de responsabilités qui engagent la survie de la planète.

Si l’ouverture aux enjeux sociaux et la capacité d’agir dans le cadre d’une organisation démocratique ont fait la légitimité des institutions de l’économie sociale, le changement de donne auquel les entreprises de l’économie sociale ont participé indique qu’il faut reconsidérer cette légitimité sous un angle nouveau. Certes, l’ouverture sur les enjeux sociaux reste fondamentale et les entreprises ont apporté quelques preuves, au cas par cas.

Mais au-delà de chacune des familles, quels sont les débats qui les réunissent et les transcendent au point que le corps social n’entende qu’une voix parlant des problèmes et proposant des réponses concrètes, sans isoler les personnes en catégories, sans réduire l’appartenance à telle ou telle famille, sans donner l’impression qu’on soigne sa clientèle mais que, au contraire, il s’agit d’une position globale au service du bien être en soi des personnes ?

Petit inventaire : le manque de logements crié par le secteur associatif aurait dû faire surgir des coopérations entre les différentes familles à commencer par les banques coopératives dont certaines se sont laissées absorber par d’autres jeux sous d’autres cieux. Où sont leurs offres nécessairement communes pour être à la mesure des enjeux permettant de soutenir le pouvoir d’achat des revenus fragilisés par la précarité et le renchérissement de la vie quotidienne ? Pour le moment, la poste est seule à offrir ses liquidités. D’ailleurs, peut-on parler d’économie sociale quand ce sont les familles qui sont identifiables et que les entreprises de l’économie sociale ne partagent pas les mêmes problématiques et ne constituent pas un ensemble homogène.

Quand des entreprises de l’économie sociale sont dans les marchés concurrentiels, d’autres sont subventionnées par l’État et/ou les collectivités territoriales. Où sont les coopérations qui permettraient aux associations de mieux assumer leurs missions de service, en se dotant de capacité d’autofinancement et de visibilité grâce à une coopération avec les autres familles de l’économie sociale, les mutuelles santé par exemple, et en renforçant par là même leur visibilité respective sur leur territoire d’intervention ? La légitimité des entreprises de l’économie sociale reste dans leur capacité à se maintenir en étroite symbiose avec les attentes sociales, mais aussi à l’écoute de la façon dont le corps social évolue et se transforme dans son rapport au contexte spatial et temporel.

Que faire ? 

Les réponses se trouveront dans le cadre d’organisations complexes capables de produire des réponses plurielles, mixtes, au gré de coopérations sans cesse revisitées et évaluées. Une telle mobilité, associée à la complexité des paramètres en interdépendance, impose de ne pas se barder de certitudes mais de convenir de méthodes permettant de clarifier les objectifs et les méthodes, action par action, projet par projet et de vérifier les résultats sous les angles, quantitatifs et qualitatifs.

Ce cas par cas, ce cousu main imposé par notre époque ne permet plus les formules toutes faites et déclinées en série sur le mode industriel si rentable. La diversité de l’offre des entreprises de l’économie sociale est un atout dans une recherche plurielle de solutions. Cette diversité appelle l’adoption d’une construction commune apportant à l’ensemble sa densité, sa visibilité, sa réactivité et sa force de frappe.

En même temps que cet effort de structuration est à soutenir, il faut s’engager sur la voie de la détection, de l’innovation, de l’initiative. L’investissement dans la recherche prospective ouvre des perspectives nouvelles et prometteuses. La collaboration avec chercheurs, universitaires, experts de tous horizons apporterait des références nouvelles, stimulantes pour l’imagination.

Dès lors, la démarche se précise :

– plus d’ouverture sur la société civile pour y ressourcer les finalités humanistes et sociales et y puiser l’inspiration de stratégies d’appui à la construction du corps social ;

– un effort de structuration propre permettant à une vision politique d’ensemble de s’incarner dans une démarche opérationnelle ;

– l’investissement des méthodes et d’outils de coopération, de partenariat et de régulation afin de démultiplier les capacités d’action des entreprises de l’économie sociale et de leurs différentes branches entre elles et avec les partenaires sociaux, publics et privés ;

– l’adoption de procédures juridiques de contractualisation et de financements mixtes en phase avec la complexité des opérations à mener ;

– la mobilisation des pôles de recherche pour anticiper, et construire les instruments de mise en œuvre et d’évaluation qualitative et quantitative.

Cette démarche n’est pas très éloignée de la culture de projet des années 80, mais enrichie par l’attention à apporter aux exigences sociales en quête de la reconnaissance de soi en tant que personne, dans le respect des acquis des méthodes de gestion rationnelle. Voilà qui impose d’articuler l’économique au social et d’associer de multiples compétences détenues partiellement par chaque famille.

Des expérimentations délivrent leurs enseignements. Elles sont à exploiter pour tendre à leur extension sous réserve de leur validation. Les outils et les méthodes pré-existent. Reste attendue l’émergence d’une volonté politique partagée par toutes les familles pour leur permettre de s’inscrire dans un mouvement identifiable parce que opérationnel et en cohérence avec leurs fondamentaux, socle commun de référence.

Alors oui, le secteur de l’économie sociale s’instituerait en mouvement, fondé sur une légitimité collective, dans le respect des identités de chaque famille au triple plan social, économique et politique. Tout est en place pour y parvenir, au point d’avoir l’impression d’un existant latent. L’avènement du mouvement de l’économie sociale n’est pas une question de patience mais de volonté. Il arrive que le réalisme fasse faire des merveilles.

Les circonstances, les constats et les prises de conscience plaident trop en faveur de la transformation du secteur en mouvement de l’économie sociale pour que nous ayons encore longtemps à attendre.

 

Faire mouvement social ?

 

Quelle légitimité ?

Au-delà de la légalité qui l’institue, une autorité quelle qu’elle soit ne tire sa légitimité que de son ouverture au corps social et de la validité qu’elle peut en recevoir en retour pour les actions menées. Proposer que l’économie sociale fasse « mouvement social » amène inévitablement à se poser la question de la légitimité de l’économie pour le corps social.

La formule va bien au-delà de celle de faire « un mouvement de l’économie sociale ». Nous venons d’exposer que le passage de l’état de secteur à celui de mouvement de l’économie sociale supposait l’expression d’une volonté politique fondée sur le développement de la capacité d’ouverture de ses entreprises, entre les familles, en direction des autres acteurs, sociaux, économiques et politiques. Surtout, l’inspiration de cette expression politique et sa validité dépendent de la capacité de l’économie sociale à se situer en prise directe sur la société civile et les mouvements qui la traversent.

Certes, son parcours et la description de ses actions le donnent à penser en toute logique. Sauf que ces actions ne sont pas assez ouvertes à l’ensemble de la société civile toute entière. Il faut amener la preuve d’un champ d’action ouvert, au-delà du cercle des adhérents et des sociétaires. La posture et le discours ne peuvent convaincre à eux seuls. Faire mouvement social suppose à la fois que la volonté politique de l’économie sociale ait assez de vigueur pour amener les différentes familles de l’économie sociale, leurs entreprises, à fendre leurs armures et à les faire s’inscrire dans un projet commun, dont la validité reconnue par la société civile toute entière, lui apporterait en retour la légitimité.

Si l’ouverture est indispensable pour donner au secteur de l’économie la stature d’un mouvement, il est question, ici, de l’élargissement du champ d’action à l’ensemble de la société civile et à ses enjeux pour pouvoir prétendre « faire mouvement social ».

Seule, la mise en œuvre de capacités à se mettre en résonance avec les attentes sociales et à gagner en influence au-delà de son enceinte, au service du corps social, pourrait démontrer la légitimité du mouvement de l’économie sociale à faire « mouvement social ». Il s’agirait donc d’opérer un changement de registre dont la constitution en mouvement social peut constituer une étape.

En effet, une entreprise, une famille peuvent obtenir cette légitimité, sans que ce soit le cas pour l’ensemble de leur branche ni même pour l’ensemble de l’économie sociale. Mais se pose la question de la pérennité de cette légitimité. Ce n’est pas un oscar, ni une médaille quel que soit l’exploit. La complémentarité des actions est un atout pour les rendre durables et se faisant un facteur de légitimité. Une légitimité partagée et entretenue à partir du mouvement de l’économie sociale serait un facteur décisif de pérennité de cette légitimité dont on comprend qu’elle dépend de l’ouverture en interne et en externe jusqu’aux limites extrêmes du corps social, ultime arbitre.

Si nous admettons que la légitimité, permettant de « faire mouvement social », est conférée par le corps social lui-même, la question se pose de savoir comment il réagit et quels sont les comportements de ses membres. Les études réalisées à ce sujet décrivent des héritiers du progrès social, éduqués, adoptant une attitude distante vis-à-vis des institutions et de leurs représentants politiques.

La prise de conscience des interdépendances dans un monde pluriel développe le sens de la relativité, rend méfiant à l’égard de tout dogmatisme et justifie la nécessité de penser et d’agir par soi-même : être autonome. Cette autonomie revendiquée ne va pas sans l’exigence d’un confort de vie, de visibilité qui doit beaucoup aux acquis sociaux des années antérieures. Ils vont de soi. Ils ne paraissent plus être des victoires sociales mais des équipements de base dont la privation frise le scandale. Dans ce contexte, les institutions sont des instruments de la construction de soi et l’éventuel théâtre de la reconnaissance de soi, à titre provisoire, dans la limite d’un contrat plus ou moins formel. Le besoin d’être autonome n’exclut pas l’implication.

Mais celle-ci s’inscrit dans une stratégie personnelle qui n’exclut pas les sacrifices, pour un temps donné, et doit satisfaire à un retour sur investissement au présent et non plus dans le futur. Le contexte est trop mouvant. Il impose la construction de repères, chacun étant à soi même son propre repère. Il s’agit d’être opérationnel sur le champ et toujours sur la brèche pour assumer le prochain changement de donne. L’engagement n’est pas lettre morte mais il ne se conçoit plus dans le registre de l’abnégation indéfinie au profit de la puissance des effets de masse ou de quelques collectifs pour un futur meilleur. La culture du projet, vecteur de progrès pour les entreprises est aujourd’hui réappropriée par les individus. Les actes de la vie sont désormais des investissements appréciés à l’aune du projet personnel de vie dont la réalisation est portée par l’exigence de la construction de soi, au travers de mises en situation diversifiées, professionnelles, affectives, militantes dont le sens et l’opportunité se décryptent en fonction de leur cohérence avec le projet personnel. Les circonstances de l’existence sont pilotées au plus près de cette exigence.

Dès lors, les engagements, professionnels, militants, doivent offrir des situations significatives à titre personnel et non plus du point de vue des seules entreprises, organisations, institutions qui en deviennent les instruments. L’implication a pour but de faire aboutir son projet. Pour autant, les valeurs de solidarité et la puissance que génère une organisation démocratique font toujours partie des représentations individuelles et collectives mais autrement sous un angle pragmatique sans dévotion.

L’exercice démocratique se transforme 

On peut souligner que les valeurs des pionniers des entreprises de l’économie sociale telle que l’initiative, l’indépendance, la solidarité, l’implication, l’organisation démocratique restent d’actualité. Mais cette actualité et cette convergence sont à démontrer au quotidien par leur mise en pratique en regard de l’évolution des aspirations des individus, particulièrement en ce qui concerne l’autonomie revendiquée par les personnes.

Le centre de gravité de la cohésion sociale se déplace, des institutions sociales et politiques vers le corps social dont les membres en assument la responsabilité en toute lucidité mais en une résultante de leurs propres engagements. Ce glissement transforme l’exercice démocratique en mettant l’accent sur les acteurs plutôt que sur les institutions et leurs représentants.

L’autonomie distante, critique et engagée du citoyen relativise la démocratie élective au profit de la démocratie participative. La tenue des assemblées générales ne peut prétendre, à elle seule, susciter l’attractivité et activer le lien d’adhésion entre acteurs et entreprises de l’économie sociale. Aucune de ces pratiques démocratiques ne sont en capacité de s’exclure. Au contraire, elles se complètent et se renforcent mutuellement : la démocratie élective trouve dans la démocratie participative des sources rafraîchissantes, tandis que les rendez-vous électoraux structurent les apports de la démocratie participative, tout en imprimant leur rythme à la vie politique. Les entreprises de l’économie sociale, quelles que soient leur diversité et leur spécificité, offrent la possibilité de vivre ces expériences politiques, sociales et économiques, recherchées par nos contemporains, et en correspondance étroite avec les débats de société en cours, même si leur échos semblent assourdis dans l’enceinte des entreprises de l’économie sociale.

En tant que telles, elles sont dans la lignée des institutions de l’économie sociale dont Jean Jaurès saluait la capacité formatrice d’un état démocratique. Ainsi ont-elles gardé la capacité à être des ateliers de la construction sociale, pour autant qu’elles mettent en œuvre des pratiques participatives. Rencontrant les aspirations de leurs contemporains, elles apporteraient une offre et un cadre d’expériences les instaurant comme des vecteurs de mouvements sociaux.

La montée en puissance de l’aspiration à une démocratie participative, dont témoignent les entreprises de l’économie sociale elles-mêmes tout en les embarrassant, tendrait à démontrer que nous assisterions à une mue politique relativisant la démocratie électoraliste. Des hommes politiques s’en émeuvent au point d’exprimer publiquement que les entreprises de l’économie sociale n’existent que par délégation des pouvoirs publics, eux-mêmes expression du pouvoir politique. Selon certains, elles ne seraient là que pour remplir des fonctions de « bouche trou », voire prendre des initiatives sous contrôle, relevant de leur seule décision.

Ainsi décrit, le corps social, au travers de ses membres et de ses enjeux, apparaît lui même en mouvement. Les entreprises de l’économie sociale, leurs pratiques, leurs organisations démocratiques peuvent-elles être en phase avec ces évolutions et apporter des éléments de réponse pour permettre de mieux maîtriser les risques sociaux, en intégrant les nouvelles attitudes de vie adossées sur les acquis du progrès social des décennies passées, si ébranlés soient-ils ? L’ouverture des entreprises de l’économie sociale aux évolutions de la société les interpelle dans leur capacité à offrir ces mises en situation, créatrices de soi.

Le management de ces entreprises, leur gouvernance sont des domaines où se jouent concrètement les capacités des entreprises de l’économie sociale à être repérées comme des acteurs/facteurs de la réalisation de soi, au travers de situations propices à l’implication dans l’action, à la participation à des projets explicites perçus comme riches d’opportunités de réalisation personnelle, de tests, de valorisation, de reconnaissance. Les acquis de ces expériences seront au plus tôt capitalisés et mis à l’épreuve de nouvelles situations dans de nouveaux contextes, ailleurs, autrement. Les entreprises de l’économie sociale veulent apprécier leur attractivité auprès de salariés. Qui dit projet ne dit pas mise en péril. Ce n’est pas le but. Les salariés des entreprises de l’économie sociale apprécient que celles-ci ne soient pas opéables, que les emplois plus stables rejoignent des niveaux de rémunération identiques à ceux offerts par les entreprises capitalistiques. Ils soulignent une culture humaniste concrètement à l’œuvre qui se manifeste au travers du respect des personnes et d’une proximité avec les dirigeants.

Cette heureuse rencontre des aspirations sociales avec les pratiques des entreprises de l’économie sociale aurait besoin d’être plus visible, davantage valorisée, afin de conforter leur attractivité auprès des salariés et des bénévoles. Un management plus volontariste, commun aux différentes familles, portant l’empreinte d’une volonté du mouvement de l’économie sociale décidé par l’ensemble des diverses composantes constituerait un facteur décisif de la conquête de légitimité de l’économie sociale lui permettant de faire « mouvement social ». Quand elles constatent la défection des adhérents, elles y répondent par des séminaires de formation ; mais le font-elles du point de vue de leurs interlocuteurs ou du leur ? Si elles faisaient cette erreur, elles s’exposeraient à se faire récuser pour tentative d’instrumentalisation.

Les entreprises de l’économie sociale : plus facile de décrire que de définir 

On peut conclure ce chapitre en disant que les entreprises de l’économie sociale, après s’être mises en mouvement, ont été traversées de mouvements, y compris économiques, tels que la doctrine libérale et cela sans perdre leurs fondamentaux identitaires. Comme telles, nous pouvons les identifier et les distinguer des modes de productions capitalistes au service du profit.

Nous sommes plus à l’aise pour les décrire que pour les définir. Leur existence et leurs transformations prouvent leur ouverture aux évolutions de la société qu’elles ont su décliner en pratiques, selon leur angle d’attaque propre, poursuivant en cela leur vocation pédagogique et d’apprentissage, en microsociété, des enjeux sociaux du moment. En cela, elles sont vecteur de maturation politique et sociale et de mouvements sociaux. Serait-ce la marque du mouvement de l’économie sociale en devenir ? Leur capacité à être une expression de l’intérêt général fondant leur légitimité dépend de leur volonté à se constituer en mouvement de l’économie social, identifiable. La question de la légitimité lui permettant de « faire mouvement social » est au cœur d’enjeux très actuels relatifs au pouvoir et à son exercice. Quiconque pouvant se prévaloir d’une légitimité, détient un pouvoir d’ordre politique. Ce type de débat a traversé l’histoire de l’économie sociale. D’où tire-t-elle sa propre légitimité ? De l’État ? Du marché ? De la société civile ? D’elle-même ? Son évolution la porte à gagner en légitimité en tant que mouvement de l’économie sociale et auprès de la société civile au-delà des seuls bénéficiaires corps social.

Avec quels supports ?

Les entreprises de l’économie mènent de longue date une réflexion critique sur leur rôle, leur évolution. L’impact de leur inscription dans l’économie de marché, avivant les concurrences, les a poussé à se réapproprier leurs fondamentaux en les réinterrogeant à la lumière des enjeux sociaux pour mieux en garantir la pertinence. Les entreprises de l’économie sociale ne se laissent pas porter et ne sont pas dans le laisser faire. Leur adaptation réfléchie les a amenées à se doter des moyens d’affirmer leur identité, leur périmètre d’intervention, leur méthode de travail et d’organisation. Au-delà de cet effort d’explicitation, on comprend que cette démarche est inspirée plus globalement par le besoin de se fédérer en une organisation permettant de dépasser les clivages, sans gommer les spécificités. Plusieurs travaux en témoignent : la charte de l’économie sociale, le bilan sociétal. La création de structures telles que les sociétés coopératives d’intérêt collectif, les sociétés coopératives de production. La mise au point d’outils financiers adaptés à la mise en œuvre d’actions partagées telles que le titre participatif…

L’histoire récente de l’économie sociale l’a dotée de structures communes réunissant les représentations faîtières par familles, telle que la Cpca pour le secteur associatif, le Gema, groupement des mutuelles d’assurance, le Gnc, groupement national de coopération, à côté de leur structuration par domaine d’action et par métier. La Fnmf réunissant les différentes familles de la complémentaire santé… Des organisations favorisant leur développement commun se sont constituées tel que le Cnva.

Des universités développent des recherches qui donnent de la visibilité aux différentes familles et détectent les mouvements transversaux à encourager pour densifier le mouvement. Les multiples créations de diplômes confirment la vitalité de l’économie sociale et son attractivité sur les jeunes générations. à quelques exceptions près, ces créations restent circonscrites à l’intérieur de famille ou du secteur, sans parvenir à créer les articulations qui permettraient de développer des opérations transversales en coopération. C’était le but du comité national de liaison des activités mutualistes, coopératives et associatives (Cnlamca) poursuivi aujourd’hui par le Conseil des entreprises, employeurs et groupements de l’économie sociale (Ceges).

Les buts de cette dernière structure sont directement inspirés d’une analyse relative à l’ensemble des entreprises de l’économie sociale, immergées dans l’économie libérale et décidées à y naviguer sans s’y diluer :

– lutter contre la banalisation ;

– contrer le confinement du champ de l’économie sociale au non rentable, à la réparation et au remplacement des services publics.

Dans ce but, le Ceges s’emploie à informer ses membres, à donner de la visibilité et à porter la problématique de l’économie sociale et à en défendre les actions aux différents niveaux de décision dans l’espace européen. Le Ceges contribue à faire émerger une culture commune, des pratiques de coopération, une identité partagée et une perception plus claire de ce qu’est l’économie sociale, auprès des décideurs et des partenaires. Son action se situe radicalement dans le champ de l’information, de l’accompagnement, de l’ingénierie et de la valorisation des actions.

L’impact de ses efforts est atténué par la segmentation et les divisions propres au secteur alors que l’ensemble des acteurs et des observateurs concernés insiste pour que les entreprises de l’économie sociale disposent d’une plateforme commune d’échanges, d’observations, de cellules de recherches innovantes en partenariat avec les universités et les entreprises de l’économie sociale. Il s’agit de pouvoir croiser les données des actions territorialisées et de diffuser les analyses, au rythme des interrogations des acteurs de terrain, dans l’ensemble des réseaux de l’économie sociale, pour en améliorer la fluidité et la réactivité.

Ce que nous savons de l’économie sociale et des exigences à assumer pour contribuer à la construction du XXIe siècle milite en faveur de l’organisation volontariste de pratiques d’ouverture, de participation, de coopération et de partenariat dans le respect de notre culture démocratique. Ce sont des pratiques qui favorisent la visibilité et la légitimité de l’économie sociale, au double plan de son mouvement et de la société civile dans ses attentes plurielles.

Le Ceges, au carrefour des différentes familles, constitue une plateforme où se rencontrent déjà les réseaux de coopération propres à favoriser le dépassement des clivages et à créer les ouvertures de perspectives donnant au secteur les capacités de « faire mouvement social ». Le Ceges est à même de contribuer à concrétiser cette ambition si elle est portée par une volonté politique de l’ensemble des composantes de l’économie sociale. C’est un pari pour les entreprises de l’économie sociale qui démontreraient ainsi leur capacité à transformer un lieu d’échange et de parole en cellule opérationnelle, à la mettre en capacité de faire réfléchir collectivement et surtout de faire faire, de relier les acteurs, les familles, les domaines d’action, les terrains et les institutions.

Cette approche nous est indispensable pour mieux comprendre les attentes d’une société civile plurielle et pour y répondre. Les services rendus contribueraient à confirmer le rôle politique économique et social de l’économie sociale, sa visibilité et sa légitimité en tant que « mouvement faisant mouvement social ».

Dans cette perspective, il nous reste à travailler ensemble pour que l’économie sociale confirme sa qualité de mouvement social : une ouverture sur les enjeux de la société civile et une capacité d’action collective lui donneraient la légitimité de faire mouvement social. Nous sommes réunis aujourd’hui par le Ceges pour y réfléchir sans faux semblant et mieux encore pour convenir des actions concrètes qui auraient pour nous la vertu d’une pédagogie fédérative. M.B.

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