Après le « fordisme », on vivrait le « post-fordisme ». C’est à dire une sorte d’antithèse de la production standard, avec une multiplication des besoins exprimés, mais aussi une forme de globalisation qui éloigne les producteurs des consommateurs. À l’origine, l’économie est la science de la réponse aux besoins d’une population, qui les formule et s’organise pour produire la réponse. Aujourd’hui, l’entreprise est coupée de la population, elle s’adresse au marché abstrait pour identifier une demande. Cette dernière n’est pas incarnée dans une population située quelque part, elle est anonyme et se cache dans les statistiques.
La constitution du modèle d’après le fordisme reste encore assez mystérieuse. On peut cependant montrer que la « reterritorialisation » de l’économie, permettant aux acteurs de reprendre prise sur leur environnement, sera nécessaire pour sortir des crises structurelles que nous vivons.
On examinera tout d’abord le besoin de nouvelles régulations, puis les mutations récentes du système, pour enfin examiner la montée en charge des dynamiques d’innovation sociale.
Le besoin de nouvelles régulations
Le principal régulateur des échanges entre les hommes est le marché. Il s’agit d’un mécanisme de rencontre très efficace pour rendre compatible les attentes du consommateur (plus le prix est élevé, plus la demande diminue) et les réactions du producteur (plus le prix est élevé, plus la quantité offerte augmente). Il y a une certaine quantité pour un prix d’équilibre où les courbes d’offre et de demande se croisent, ce qui permet un accord pour l’échange. Ce mécanisme est donc très simple mais ne fonctionne pratiquement jamais de façon « pure et parfaite ». Dans les économies villageoises où l’alimentaire produit localement était destiné à une population locale, le mécanisme du marché pouvait s’exercer. Il en va différemment dans l’économie globalisée. Les limites de la régulation par le marché tiennent à plusieurs processus qui en altèrent le fonctionnement. Tout d’abord, le marché ne vit que dans un contexte de concurrence mais produit des phénomènes de concentration du capital aboutissant à des monopoles plus ou moins complets, qui sont la négation de la concurrence. Les entreprises en grossissant s’éloignent des marchés concrets pour s’adresser à des marchés abstraits et anonymes, où l’idée de correspondance et de transparence entre les producteurs et les consommateurs disparaît. Le marché devient un espace opaque qui peut cacher la qualité des produits. Enfin, le marché ne fait pas société. En effet, l’échange est anonyme et se renouvelle à chaque acte d’échange sans mémoire des échanges précédents.
Le marché doit donc être encadré par une autre régulation, qui est celle de l’action publique nationale. Le rôle de l’action publique est la production de biens et services publics. Aussi l’action publique prend-elle le relais du marché pour déterminer les besoins des individus. La décentralisation de 1982 et 1983 va ensuite consacrer le niveau des collectivités territoriales comme pertinent pour déterminer les aspirations des populations.
Le contexte actuel de réforme du « mille-feuille » institutionnel souligne la crise des politiques publiques locales chargées pourtant de pallier le retrait de l’État. On est donc en présence non seulement de pénuries de subsides mais aussi, et surtout, dans une panne de sens des politiques publiques notamment locales. En effet, les collectivités ont longtemps cru que l’action économique et les projets de développement passaient d’abord par l’arrivée d’activités venues d’ailleurs, ainsi que l’atteste la notion d’attractivité des territoires. Force est de constater que les certitudes des collectivités ont été battues en brèches. Il faut réinventer la politique publique locale.
On est en présence d’une carence de l’action publique et cela justifie des tentatives dites « de la société civile », qui revendique la démocratie directe et la prise de parole au-delà (et souvent en opposition) de la démocratie élective.
Le développement territorial dans un monde globalisé
Ce frottement des deux visions démocratiques exprime surtout un malaise de la régulation des échanges. Deux processus nouveaux ont émergé et justifient l’invention d’une nouvelle régulation hybride (publique et privée). De ces processus, naît le besoin de « reterritorialiser » les échanges et les coordinations entre acteurs.
La disjonction des lieux de consommation et de production
Le fordisme fixe le travailleur sur son espace de production. Du travail à l’habitat, il ne doit pas y avoir de longs espaces ni de longues distances. L’usine et le logement sont proches. Le triomphe du système réside dans le passage du salarié au statut de consommateur sur place.
Ainsi, la représentation d’un territoire économique reste celle d’une micro-nation dans laquelle on peut retrouver l’égalité comptable du modèle national selon laquelle, dans le cas étudié, tout ce qui est produit donne lieu à un revenu qui est entièrement dépensé (en consommation ou en épargne). Les territoires sont alors de petits systèmes productifs où les autres acteurs (consommateurs notamment) n’ont guère leur place. Aujourd’hui plus qu’hier, à mesure que la focale d’observation se rapproche de la petite dimension, moins la superposition des lieux de productions, de revenus et de dépenses est pertinente. En d’autres termes, ce qui est bon pour l’entreprise, n’est plus, a priori, automatiquement bon pour les populations qui accueillent l’entreprise en question.
Il y aurait donc autonomie relative des territoires et foisonnement des initiatives et des ruses pour contourner la crise économique. La tendance, en se renforçant, va modifier en profondeur les stratégies d’acteurs, et mettre en cause dans leurs combinaisons les niveaux classiques de politique publique (Europe, nations, régions). Ainsi, la représentation du monde en quelques « tout » interconnectés, ne fonctionne plus. En effet, plus l’accès des acteurs au vaste monde est facilité, plus il demande des médiations que sont les « territoires ». Si la tendance se confirme, c’est l’irruption du « multiscalaire » et des combinaisons spatiales complexes qui vont s’imposer aux acteurs. La relation global/local s’en trouve profondément métamorphosée.
La conscience de la finitude de la ressource productive
Un des fondements du modèle fordiste reposait sur le caractère supposé inépuisable des ressources dans lesquelles on puiserait et que l’on pourrait renouveler en leur en substituant une autre : le développement du nucléaire est un exemple de ce rêve de substitution. Encore récemment (1), un club reconnu d’économistes réagissait à la question de l’épuisement des ressources, en rappelant que la gestion de la rareté est précisément l’objectif de la science économique. Ainsi, « notre ambition d’économistes est de lutter contre la rareté, sans faire le moins du monde le procès de la croissance ». On poursuit le rêve du prélèvement infini. Sans préjuger de l’avenir à long terme, où l’on peut certainement imaginer de vastes substitutions, il est des questions qui se posent dans la perspective de la finitude de la ressource productive. Le fordisme est bien l’héritier de ce rêve où l’on peut surmonter et repousser les limites de la rareté. Enfin, aujourd’hui la conscience émerge de la fin de l’abondance non contrôlée et non gérée de la ressource donnée par la nature.
Ces différents types d’évolution ont un impact évident sur la structuration spatiale du territoire national, mais aussi sur les structures étatiques traditionnelles. La catégorie analytique « territoire » émerge bien comme mode d’assemblage et comme clé d’analyse de la globalisation.
C’est donc la combinaison de l’approche territoriale et de l’approche par la durabilité qui peut configurer un « modèle de développement territorial durable » propre à rendre compte des enjeux post-fordistes. Un tel modèle n’est pas mécanique et combine une approche partielle cultivant l’incomplet et l’inachevé (le territoire) avec une approche globalisante et écosystémique (la durabilité).
De ces constats se dessinent les contraintes que notre monde découvre aujourd’hui. La conséquence que nous en tirons est que le modèle dominant a laissé s’élargir le fossé entre les forces économiques et la conscience des citoyens, consommateurs ou usagers. Cette déconnexion est source de contradictions et de crises et rend nécessaire une tentative de réappropriation par les acteurs-citoyens de leur propre destin, dans la perspective de la réponse à leurs besoins matériels. C’est le sens de l’innovation sociale.
Innovation sociale
L’innovation sociale recouvre toutes les tentatives de « prise de parole » du citoyen dans le but de se reconnecter à la production, c’est à dire à la réponse à ses besoins. C’est de cette manière qu’il faut interpréter le foisonnement associatif, notamment en milieu urbain, dans les domaines tant de la production de biens (coopératives) que de services. Parfois, ces associations sont l’émanation des autorités locales qui délèguent au privé associatif des fonctions qu’elles vont subventionner (insertion, action culturelle, jardins urbains, etc.), parfois les initiatives sont totalement privées. L’enjeu apparent de l’innovation sociale est de pallier les insuffisances tant du marché que de l’action publique. En réalité, c’est bien de démocratie qu’il s’agit(2). Hugues Sibille et Tarik Ghezali rappellent que le Conseil national de la vie associative a défini en 1996, cinq critères d’ « utilité sociale » : « la primauté du projet sur l’activité, la non lucrativité et la gestion désintéressée, l’apport social, le fonctionnement démocratique, l’existence d’agréments ».
Aujourd’hui, on observe à la fois un renforcement de légitimité d’un secteur dit d’« économie sociale et solidaire » et l’émergence de pratiques nouvelles du type « Living Lab » où se pratique la coproduction.
L’économie sociale et solidaire (Ess)
Elle représente en France plus que son poids quantitatif. Elle est aussi la concrétisation d’une idée d’entreprendre « autrement » et de produire surtout pour répondre aux besoins des populations avant de chercher le profit et la rentabilité pour eux-mêmes. Ce retour idéal aux racines de l’économie qui est étymologiquement, « l’organisation de la maison », c’est à dire la satisfaction des besoins d’un groupe, donne d’emblée une dimension territoriale à ce secteur. C’est à dire qu’il est immédiatement relié à un entourage d’habitants, utilisateurs, consommateurs, usagers, etc.
Bien que l’on puisse faire remonter l’idée d’entreprise productive à finalité sociale à l’antiquité, ses formes modernes sont apparues dans la deuxième moitié du XIXe siècle. L’Ess est consolidée par les lois de 1884 sur les syndicats et la loi de 1901 sur le statut associatif, mais aussi par la loi sur les sociétés de 1867 concernant les coopératives, et enfin la charte de la mutualité de 1898 pour les mutuelles. Aujourd’hui l’ensemble Ess est solidement représenté dans l’économie française. L’Ess représente près de 10 % tant du nombre d’entreprises que du nombre d’emplois.
Le secteur est donc incontournable dans l’économie. Même s’il ne peut prétendre à se substituer comme modèle total au modèle dominant, il peut et doit peser sur les modes d’organisation de notre système productif. En particulier, la question qui se pose est de savoir comment un tel secteur pourrait servir de levier aux projets et aux dynamiques de développement territorial.
Des formes renouvelées : l’idée de « Living Lab »
Le Living Lab constitue un exemple emblématique des caractéristiques de la prise de parole par les acteurs : coproduction, appropriation, auxquelles s’ajoute l’idée d’innovation sociale et technologique.
Un Living Lab regroupe des acteurs publics, privés, des entreprises, des associations, des acteurs individuels, dans l’objectif de tester dans des conditions réelles et écologiques, des services, des outils ou des usages nouveaux dont la valeur soit reconnue par le marché. L’innovation alors ne passe plus par une approche classique (recherche en laboratoires, R&D, puis développement industriel), mais de plus en plus par les usages. Tout cela se passe en coopération entre des collectivités locales, des entreprises, des laboratoires de recherche, ainsi que des utilisateurs potentiels. Il s’agit de favoriser la culture ouverte, partager les réseaux et obtenir l’engagement des utilisateurs dès le début de la conception.
Associant les acteurs publics, des grandes et des petites entreprises, des chercheurs et des communautés d’utilisateurs, les Living Labs proposent de nouvelles méthodologies de recherche pour détecter, valider et perfectionner des solutions complexes et évolutives dans un contexte particulier. Les Living Lab se caractérisent donc par une innovation ouverte et incrustée au sein d’un environnement social. Dans les Living Lab, l’innovation n’est plus le patrimoine exclusif des techniciens. La collectivité toute entière est incitée à participer aux processus innovants.
Les Living Lab proposent une nouvelle relation entre le grand public, les scientifiques, les industriels et les créateurs au sein d’un territoire. Cette relation se construit dans un échange gagnant-gagnant : la population vient participer aux processus de création, de recherche et de développement proposés par les chercheurs, les ingénieurs et les techniciens, qui bénéficient de retour d’usages sur leurs projets en développement. Un Living Lab n’est donc pas tant un laboratoire ou une structure organisationnelle qu’une démarche de concertation autour de la conception d’un nouveau produit ou service.
Conclusion générale
L’innovation sociale en tant que prise de parole du citoyen est un élément clé de compréhension de la crise démocratique que nous vivons. Cependant ces initiatives ne sauraient se substituer d’une part au marché et d’autre part à l’action publique. Il leur faut alors inventer une nouvelle hybridation entre public et privé qui tienne compte du mouvement des échelles mondiales et de la finitude des ressources non renouvelables et imaginer un profond renouveau démocratique.
La librairie tartinerie : exemple d’initiative d’innovation sociale
En 2000, Didier Bardy et Catherine Mitjana qui ont comme ambition de créer un lieu de rencontre et de dynamique de développement en milieu rural autour du livre, ouvrent une « librairie-tartinerie » à Sarrant (Gers), village de 300 habitants. Véritable défi aux modes de distribution du livre lié aux lieux plutôt urbains, cet espace qui propose 20 000 titres, devient en 2010, une maison d’édition spécialisée dans les enjeux territoriaux. La « librairie-tartinerie » de Sarrant concentre à elle seule, un ensemble complet d’initiatives de développement avec un rayonnement qui dépasse largement le département du Gers. La librairie-tartinerie a un enjeu d’animation culturelle en milieu rural, mais c’est aussi des viticulteurs qui l’approvisionnent en vins, le boulanger qui fournit un pain spécial pour les tartines, les maraîchers qui cultivent salades, tomates et autres légumes qui accompagnent les tartines ou encore la coopérative Ethiquable qui commercialise des produits issus du commerce équitable. (www.lires.org/la librairie des territoires/)
L’Atelier paysan
réunit au sein d’une Scic (Société coopérative d’intérêt collectif) des agriculteurs, des salariés et, avec le concours des structures de développement, propose depuis 2014, une démarche innovante de réappropriation de savoir paysan, adaptée à l’agriculture biologique. La Scic conduit des chantiers d’auto-construction permettant aux usagers-agriculteurs de maîtriser la (les) technique(s) des machines qu’ils utilisent. Cette pratique s’apparente aux Living Labs, c’est-à-dire à des lieux de co-production entre usagers et producteurs. Le slogan proposé par l’Atelier paysan, est bien explicite : « N’oubliez pas que l’Arche de Noé a été bâtie par un amateur et le Titanic par des professionnels »_! La philosophie de la Scic est de « favoriser l’autonomie technique et économique des agriculteurs et faciliter la réappropriation collective des savoirs ». (www.latelierpaysan.org)
1. Erik Orsenna, le Cercle des économistes, Un monde de ressources rares, éd. Perrin, 2007, Paris, 206 pages.
2. Voir S. Depaquit, 2005, Renouveler la démocratie, oui, mais comment ?; éd. Adels, Paris, 151 pages et H. Sibille et T. Ghezali, 2010, Démocratiser l’économie, le marché à l’épreuve des citoyens, éd. Grasset, Paris, 135 pages.