*Après avoir souligné deux dimensions du marché du salariat associatif, le salariat de droit commun et le salariat atypique, Matthieu Hély définit quatre formes d’entreprises associatives : gestionnaire, partenaire, marchande et unipersonnelle.
Sa réflexion s’appuie notamment sur l’exploitation des données de l’enquête Matisse de 1999, menée par Viviane Tchernonog (chargée de recherche au Cnrs - Université Paris I Panthéon Sorbonne) et qui portait sur des associations qu’elles soient ou non des employeurs.
Attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l’Université Paris X, Matthieu Hély est engagé dans une thèse à l’Ecole des hautes études en sciences sociales intitulée «Le travailleur social associatif – Essai sur un salariat de droit privé au service de l’action publique».*
Depuis le début des années 1980, force est de constater que si les créations annuelles d’associations triplent, le changement majeur tient à la transformation de ces groupements en véritables «entreprises» : on estime que 145 000 associations emploient au total près de 1 650 000 salariés. Émerge, ce qu’il faut bien appeler, un «marché du travail associatif» et nous nous proposons d’étudier la structure et les dimensions principales de ce processus de « professionnalisation» sur un échantillon de 588 associations employeurs. Les pouvoirs publics ont repéré et reconnu cette évolution, notamment au travers d’un programme comme celui des emplois jeunes référés à de nouveaux métiers. Les acteurs associatifs ont également pris la mesure de ce changement, les élections prud’homales voyant le succès d’une liste des employeurs de l’économie sociale et solidaire. Nous souhaiterions donc montrer qu’il existe autant de formes de socialisation du «travailleur associatif» qu’il y a d’«entreprises associatives».
Salariat de droit commun ou salariat atypique
Deux dimensions de ce marché du salariat associatif sont à souligner. D’une part, lorsque l’association embauche un salarié et devient «entreprise», il semblerait que la structure de son lien social se transforme avec une «zone grise» entre le lien bénévole et le lien salarial. D’autre part, cette professionnalisation s’articule également autour de la question de savoir comment concilier l’objet social statutaire et la production de services.
Face à une telle réalité, utiliser le concept d’«entreprise associative» , sans jugement de valeur, c’est prendre acte que le lien social est fondé, dans une double tension, sur le contrat d’association et sur le contrat de travail. La tension entre le travail bénévole et le travail salarié est illustrée par les données recueillies auprès des associations qui ont embauché des salariés recrutés dans le cadre du dispositf Nouveaux services – emplois jeunes. Les associations employeurs composées d’une majorité de bénévoles (plus de 70%) n’appliquent une convention collective que dans 42% des cas, alors que les associations employeurs composées de moins de 70% de bénévoles et employant davantage de salariés recourent à une convention collective pour 65% d’entre elles. Les premières sont des entreprises associatives qui fondent le lien social plutôt sur le bénévolat, les secondes plutôt sur le salariat.
En ce qui concerne l’articulation entre objet statutaire et production de services, deux types de compromis et de recherche de légitimité permettent de résoudre une autre tension : soit l’association se rapproche de l’État et d’une mission de service public, et légitime sa production de services en ayant recours à l’intérêt général ; soit l’association (c’est le cas des associations de tourisme) se rapproche du marché et légitime son action par les prestations qu’elle développe.
L’enquête auprès des salariés recrutés dans le cadre du dispositf Nouveaux services – emplois jeunes, menée par le Commissariat général du plan en 2000, a montré que le nombre des financeurs publics varie considérablement selon les domaines : la proportion des financements publics est moindre pour les associations de tourisme ou les associations sportives proches d’une légitimité que l’on peut qualifier de marchande. Par ailleurs, ces associations, pour plus de la moitié d’entre elles, envisagent de pérenniser les activités et les salariés sous contrat d’emploi jeune par l’augmentation du nombre des adhérents, des usagers ou des clients habituels. Est ainsi vérifié le rapprochement du marché que connaissent ces associations, à l’heure des créations d’emplois.
Quatre types d’entreprises associatives
Les deux dimensions présentées permettent d’établir une typologie des différentes formes d’entreprises associatives qui peuvent être analysées en référence à deux axes : un axe horizontal oppose la légitimité publique et la légitimité privée, illustrées par les variables opposées de l’intérêt général et de l’intérêt des membres ; un axe vertical oppose les associations où l’emploi salarié est proche du droit commun avec une majorité d’emplois à durée indéterminée, à celles où l’emploi est plus précaire avec nombre d’emplois aidés et de mises à disposition mais également avec un travail bénévole plus important, puisque supérieur à 850 heures par an.
L’analyse factorielle, comme approche statistique, permet de décomposer l’ensemble des liens entre des variables. Ainsi peuvent être définies quatre formes d’entreprises associatives :
celles qualifiées de «gestionnaires», fondées sur l’intérêt général, avec des salariés de droit commun ;
celles qualifiées de «partenaires», orientées vers l’intérêt général, avec des formes d’emploi plus proches d’un marché du travail périphérique ;
celles qualifiées d’«unipersonnelles», avec un seul salarié, qui cumulent salariat de droit commun et légitimité privée ;
celles qualifiées de «marchandes», où se retrouvent le tourisme social et les associations sportives, du côté de la légitimité privée.
L’entreprise associative gestionnaire
Cumulant à la fois une légitimité publique issue de sa proximité avec l’État-providence et la présence de nombreux professionnels comme des délégués aux tutelles, des éducateurs spécialisés pour la sauvegarde de l’enfance, des assistantes sociales et autres, le type idéal de l’entreprise associative gestionnaire correspond à l’identité des premières entreprises associatives, apparues dès la Libération et catégorisées par la suite comme des «faux-nez de l’administration».
Par exemple, le cas de l’Union nationale des associations familiales (Unaf) et de ses délégations régionales est une incarnation parfaite de cette «individualité historique». En effet, cette forme d’entreprise associative se caractérise tout d’abord par la proportion importante de financements publics provenant des services centraux de l’État. Dans le cas de l’Unaf, le budget est constitué pour l’essentiel par le fonds spécial institué par l’article L211-10 du code de l’action sociale et de la famille dès 1951. Forgée dans le sillon de l’État-providence, sa légitimité cristallise une forte dépendance vis-à-vis de la puissance publique à travers des procédures contraignantes de contrôle et d’encadrement de ses activités. En effet, comme tout groupement qualifié par le droit de la sécurité sociale d’«association tutélaire», l’Unaf et ses délégations sont soumises à l’autorité du procureur de la République qui prononce les agréments autorisant l’association à exercer un contrôle moral et social sur des familles. Celles-ci se conforment également aux décisions des juges des tutelles et des juges des enfants pour la définition de leurs missions. Enfin, les propres règles internes de l’Unaf lui sont dictées, en dernière instance, par le ministère chargé de la famille. Autrement dit, toutes ces dimensions sont caractéristiques d’un processus «d’isomorphisme institutionnel», qui détermine profondément l’identité collective de l’entreprise associative gestionnaire, où la proximité voire la dépendance à l’égard des administrations publiques se traduit par l’imposition de normes organisationnelles dérivées du modèle bureaucratique.
Ainsi, la division traditionnelle par type de publics «majeurs» et «familles enfants», classique dans les associations tutélaires affiliées à l’Unaf, est empruntée aux services administratifs de l’État. Encadrement réglementaire des activités, agrément de l’association octroyé par les autorités judiciaires, budget dicté par des organes administratifs partenaires, l’association tutélaire membre de l’Unaf n’a plus grand-chose à voir avec le groupement local composé uniquement de personnes physiques et relevant de la loi de 1901.
Dans ce contexte, il n’est pas surprenant de constater que les établissements s’étant le plus souvent déclarés comme associations gestionnaires d’un service et justifiant leur utilité sociale au nom de la solidarité, se sont révélés comme les plus proches du type de l’entreprise associative gestionnaire. Enfin, les activités de gestion des mesures de mise sous tutelle ou curatelle ont, dès l’origine, nécessité le recrutement de nombreux professionnels salariés. Ainsi en 1999, les 7 769 associations qui composent les unions familiales emploient au total 6 000 salariés dans l’ensemble de leurs services (tutelles aux majeurs protégés, tutelles aux prestations sociales, conseil en économie familiale, médiation familiale, accompagnement du Rmi, formation des illettrés, défense des consommateurs, gestion de crèches parentales…).
L’entreprise associative partenaire
Si l’entreprise associative gestionnaire trouve sa légitimité dans des instruments juridiques tels que l’habilitation ou l’autorisation administrative attribuées par l’État, la raison d’être de l’entreprise associative partenaire se distingue parce qu’elle est incarnée par une relation non plus tutélaire mais partenariale avec des pouvoirs publics essentiellement locaux. La procédure de délégation de service public incarne typiquement ce nouveau mode de relation entre collectivités publiques et entreprises associatives. En effet, contrairement à l’habilitation ou à l’autorisation administrative, la convention de délégation de service public a pour propriété d’être un acte moins unilatéral que contractuel.
Les centres sociaux, dont le mode de financement s’est profondément modifié en 1984 à la suite d’une décision de la Cnaf, sont un exemple typique de cette forme d’entreprise associative. En effet, des conventions décentralisées pour une période déterminée et attribuées par les Caf locales, après examen du projet du centre social, ont remplacé les subventions attribuées par la Cnaf à l’échelon national. Les résultats de l’enquête Matisse confirment ainsi la prépondérance des financements publics attribués sous la forme de conventions d’objectifs, comme l’une des caractéristiques fondatrices du type de l’entreprise associative partenaire. Avec le cas des centres sociaux dont les professionnels permanents sont entre 10 et 12, le nombre de personnels salariés dont dispose l’entreprise associative partenaire se situe entre 4 et 11, selon les résultats de l’enquête Matisse. L’emploi des salariés des centres sociaux est par ailleurs caractérisé par la forte précarité des contrats de travail et un extraordinaire imbroglio de statuts relevant d’un arsenal complexe de dispositifs d’aide à l’emploi. Sur les 20 000 salariés de centres sociaux recensés sur l’ensemble du territoire, 16 000 le sont à titre occasionnel. La distance séparant salariés occasionnels et bénévoles est si faible qu’il est peu surprenant d’observer une tension dans le mode de construction identitaire du personnel du centre social, oscillant entre revendication d’une éthique professionnelle et attachement à un ethos militant.
Par ailleurs, l’entreprise associative partenaire définit son utilité sociale, plus souvent que les autres types d’entreprise associative, sous la forme d’une contribution à la citoyenneté, à l’engagement. Les établissements proches de ce type se sont également déclarés plus fréquemment que les autres comme des associations militantes ou des associations d’information, d’orientation et de conseil. Dans le cas du centre social, ces deux dimensions renvoient au discours, dérivé de la politique de la ville, sur la participation des habitants et la démocratie participative. Car, si le centre social est un partenaire des pouvoirs publics et non pas un sous-traitant ou un exécutant de leurs politiques, c’est parce qu’il est le lieu de l’action des habitants, lesquels sont d’abord des citoyens qui trouvent là un lieu privilégié d’exercice de leur civisme et d’affirmation de leur citoyenneté.
L’entreprise associative marchande
On peut en partie assimiler une large part des établissements du tourisme social et du sport associatif fédéré à une troisième forme d’entreprise associative apparue dans la seconde moitié des années 1980. L’entreprise associative marchande se caractérise par le recours à des activités commerciales justifiées par la poursuite d’un but restant non lucratif (l’idéal des vacances pour tous dans le cas du tourisme social devenu aujourd’hui le tourisme associatif). Elles concentrent un taux de financements privés (vente de prestations, frais d’adhésion, mécénat, dons) supérieur à la moyenne de l’échantillon des associations employeurs recensées dans l’enquête Matisse. Bien qu’elle soit régulée essentiellement par le droit concurrentiel et commercial, son lien social n’en reste pas moins fondé sur le bénévolat. à ce titre, les clubs associatifs sportifs sont également très proches du type de l’entreprise associative marchande dans le sens où ils utilisent une forte proportion d’emplois conclus dans le cadre de contrats aidés. On peut citer les dispositifs Profession sport (accroître le nombre d’employeurs par éducateurs et mutualiser les emplois pour favoriser le développement de groupements d’employeurs), Plan sport emploi (promouvoir la création d’emplois en apportant une aide financière aux associations) et Nouveaux services – emplois jeunes.
L’entreprise associative unipersonnelle
Enfin, une quatrième et dernière forme d’entreprise associative semble s’être fortement développée depuis le milieu des années 1990. L’entreprise associative unipersonnelle désigne un usage tout à fait singulier du statut associatif : assurer au quotidien la gestion et la direction comme salarié de l’association et déléguer la responsabilité formelle de l’administration de l’établissement à des personnes de confiance (famille, amis etc.). Cette pratique permet aux créateurs de ces entreprises associatives d’être leur propre employeur et de concilier les droits sociaux dérivés du salariat (assurance chômage, retraite, assurance maladie, etc.) avec l’autonomie du travail indépendant. Le lien de subordination prescrit par le contrat de travail n’a en fait aucune existence effective. Cet usage est très courant dans le secteur culturel où l’on relève de nombreuses affaires que le droit qualifie de gestion de fait .
À ce sujet, il semble que l’extension de la licence d’entrepreneur de spectacles (ordonnance du 13 octobre 1945) par un amendement de la loi du 31 décembre 1992 relative à l’emploi, au développement du travail à temps partiel et à l’assurance chômage, ait fortement contribué au développement de cette forme inédite d’entreprise associative. L’entrepreneur de spectacles, dont l’activité est par définition commerciale, peut cependant exercer sa profession dans le cadre statutaire de la loi 1901, à condition de se conformer aux nouvelles règles fiscales définies par l’instruction de 1998. Force est de constater que l’activité économique de nombreuses troupes théâtrales, d’orchestres de musique, de marionnettistes, de compagnies de cirque etc. prend fréquemment la forme d’une entreprise associative unipersonnelle.
Bien entendu, un tel usage du statut associatif pourra être dénoncé par certains comme une forme d’instrumentalisation, puisque le seul projet fondateur se résume à la création de l’emploi du dit fondateur. Mais le droit semble jusqu’à présent s’être accommodé de telles pratiques qui, à défaut d’être légitimes, restent légales.
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